Un an après la prise de Marioupol par les Russes, des familles restent sans nouvelle de leurs proches
"C'est comme avoir un clou enfoncé dans votre crâne qui ne vous permet pas de vivre, de travailler, de gérer votre vie quotidienne." Natalia Checheliuk, réfugiée en Suisse avec son mari et sa fille Alina, a perdu depuis près d'un an la trace de son autre fille, Marianna.
Le quotidien de la famille Checheliuk bascule en mars 2022, lorsque les Russes entrent dans Marioupol, ville située dans l'ouest de l'Ukraine. La famille se sépare et les filles Marianna et Alina se réfugient alors dans les entrailles de l'usine métallurgique d'Azovstal.
"Des bombes tombaient sur nous toutes les quatre minutes: elles pesaient des milliers de kilos. Les cratères mesuraient quinze mètres", se souvient Alina Checheliuk dimanche dans l'émission de la RTS Mise au point.
Et son père, Vitalii Checheliuk, de raconter: "Nous avons regardé des avions larguer sans arrêt des missiles sur Azovstal. Nous avons vu et entendu chaque explosion. Cela nous déchirait le cœur."
Sous terre pendant des semaines
Anna Zaitseva a, elle aussi, passé plusieurs semaines dans les sous-sols de l'usine. Mère d'un petit garçon, elle est désormais réfugiée à Berlin. "Je ne pouvais plus donner de lait à mon enfant de 3 mois. L'armée ukrainienne a réussi à trouver du lait en poudre dans la ville bombardée. Mais nous n'avions pratiquement pas d'eau, encore moins d'eau chaude. J'ai dû réchauffer l'eau dans un récipient en métal au-dessus d'une bougie", explique la jeune maman.
Le mari d'Anna est soldat dans l'armée ukrainienne. Lors de la prise de Marioupol, son unité s'est aussi retirée à Azovstal, dans un autre bunker. Sous terre, les soldats ukrainiens blessés manquent rapidement de médicaments, de nourriture et d'eau.
Des civils emmenés en territoire russe
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est chargé de négocier les évacuations et les civils sont les premiers à quitter le site. Alina et Marianna, ainsi qu'Anna et son fils, revoient le soleil après près d'un mois.
"En plus du CICR et de l'ONU, nous avons également vu des soldats russes", indique Anna Zaitseva. "C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que nous étions conduits en territoire russe. J'avais peur et je ne savais pas quoi faire. Ce n'était pas le genre d'évacuation que j'espérais. Mais il était clair pour moi que je n'aurais pas d'autres moyens de nous sauver."
Les civils d'Azovstal étaient censés quitter Marioupol, territoire occupé par les Russes, pour être emmenés à Zaporijjia, sous contrôle ukrainien. Mais le bus les emmène d'abord à Bezimenne, en territoire russe. L'armée russe y installe un camp. Dans des tentes, les militaires russes examinent et interrogent Anna, Alina et les autres évacués, sous la supervision du CICR.
Des interrogatoires
"Ils ont emporté nos affaires et les ont vérifiées. Ils ont vidé les poches de notre veste. Nous avons dû nous déshabiller, ils cherchaient des tatouages et des empreintes sur notre peau, des armes ou des uniformes militaires", rapporte Alina Checheliuk.
Et d'ajouter: "Les soldats qui nous contrôlaient étaient obsédés par le travail de Marianna en tant qu'officier de police. Ils lui ont donné du papier et un stylo et lui ont dit d'écrire toutes sortes de personnes qu'elle connaissait de Marioupol: les procureurs, les juges, ses patrons, ses collègues. Ils voulaient des noms et des numéros de téléphone."
Comme je suis la femme d'un soldat, les services secrets russes voulaient savoir si je connaissais d'autres soldats dans son unité. J'ai prétendu que je ne savais rien, que je ne m'en souvenais pas
Anna Zaitseva a également été interrogée. "Comme je suis la femme d'un soldat, les services secrets russes m'ont posé des questions sur mon mari: quelle est sa position militaire? A-t-il un tatouage? Quelles sont ses opinions politiques? Ils voulaient savoir si je connaissais d'autres soldats dans son unité. J'ai prétendu que je ne savais rien, que je ne m'en souvenais pas", retrace-t-elle.
Anna et son bébé sont finalement exfiltrés après trois jours d'interrogatoires. Dans le même temps, son mari se rend aux forces russes qui filment la scène. Il s'agit de sa dernière trace de vie.
"Je me sens coupable, parce que j'ai eu la chance d'être évacuée", dit-elle. "J'ai pu boire et manger. J'étais en sécurité... et il ne l'était pas. Je ne savais pas comment j'aurais pu l'aider. C'est pourquoi, il est si important pour moi maintenant d'aider les soldats capturés. Ils ont sacrifié leur vie pour nous, les civils."
Sans réponse du CICR
Alina a aussi été libérée après quelques jours. Mais sa soeur, Marianna, reste prisonnière. Alina se tourne donc vers les représentants du CICR sur le terrain. "Je leur ai dit: 'Vous nous avez garanti que vous nous emmèneriez dans un endroit sûr'. Ils ont répondu qu'ils ne pouvaient rien faire. Ils voulaient me calmer. Ne vous inquiétez pas, ont-ils dit. Demain, les Russes la laisseront certainement partir." Mais Marianna n'est pas libérée.
La responsable des évacuations à Marioupol pour le CICR Mariateresa Cacciapuoti ne peut pas commenter le cas de Marianna, mais seulement le cadre général des opérations.
"Le CICR est un négociateur neutre entre les parties belligérantes que sont la Russie et l'Ukraine", rappelle-t-elle. "Nous connaissions le cadre de ces accords, mais nous n'avions pas accès à tous les détails. Nous sommes habitués à ces circonstances. Si nous devions connaître tous les détails, nous ne pourrions pas travailler du tout."
"Il n'y avait qu'une petite fenêtre"
Comme d'autres prisonniers d'Azovstal, les maris d'Anna et Marianna ont été emmenés au camp pénal d'Olenivka. "L'arrivée de Marianna nous a beaucoup surpris", raconte Anna Voroscheva, emprisonnée durant 100 jours à Olenivka et qui vit dorénavant à Rotterdam. "C'était une jeune fille de 20 ans avec de longs cheveux blonds clairs, ressemblant à un mannequin. Nous lui avons demandé: 'Que fais-tu ici? D'où viens-tu?' Elle était spéciale. Elle souriait. Elle nous a dit: 'J'ai vu le soleil dehors, mais je suis venue ici'."
Elles sont sept dans une cellule destinée à deux personnes. "Il n'y avait qu'une petite fenêtre, peut-être de quarante centimètres sur cinquante, recouverte d'une feuille de métal", décrit-elle. "Il y avait de petits trous sur les bords des soudures et grâce à ces ouvertures, nous avons observé le lever du soleil et avons pu nous repérer dans le temps. La lumière est restée allumée dans la cellule pendant 24 heures."
"Je mérite de connaître la vérité
Marianna aurait été transférée. Sa famille ne connaît pas le nouveau lieu et le CICR n'a pas confirmé son emprisonnement. "Dix mois se sont déjà écoulés et nous demandons constamment au CICR. Nous les appelons régulièrement et on me dit toujours: 'Ne vous a-t-on pas rappelé?' Non, personne ne nous rappelle jamais", rapporte sa mère, Natalia Checheliuk.
Anna Zaitseva, elle aussi, attend en vain la confirmation du CICR que son mari est toujours prisonnier des Russes. "Je mérite de connaître la vérité", dit-elle. "Mais malheureusement, ils ne peuvent rien faire pour moi. Honnêtement, je ne comprends pas l'intérêt du CICR si elle ne peut rien faire."
L'accès doit être accordé par les parties belligérantes concernées. Et nous continuons à appeler les deux parties à nous donner un accès complet et inconditionnel à leurs prisonniers de guerre
La responsable des évacuations à Marioupol pour le CICR Mariateresa Cacciapuoti explique que l'organisation ne peut pas entrer dans les prisons russes et ukrainiennes. "L'accès doit être accordé par les parties belligérantes concernées. Et nous continuons à appeler les deux parties à nous donner un accès complet et inconditionnel à leurs prisonniers de guerre."
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La mère de Marianna ne veut pas baisser les bras et continue à lui écrire: "Bonjour chère fille, chère soeur, chère petite-fille, nous allons bien, ne t'inquiète pas pour nous. Nous attendons et nous nous battons pour que tu sois libérée dès que possible. Nous faisons de notre mieux."
La maman ne sait pas où adresser ses courriers, alors elle les envoie dans des prisons aux quatre coins de la Russie, en espérant que l'une d'elles atteindra Marianna.
Reportage TV: Helena Schmid/SRF
Adaptation: Romain Miranda/vajo
Florence Anselmo: "Les familles méritent des réponses"
"Les familles méritent des réponses et elles ont le droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches. Un droit qui est inscrit dans le droit international humanitaire", rappelle Florence Anselmo, cheffe de l'Agence centrale de recherches du CICR, dimanche dans Mise au point.
Florence Anselmo ajoute que, selon les Conventions de Genève, les belligérants ont l'obligation de "transmettre dans les plus brefs délais de l'information sur chaque personne de la partie adverse tombée entre leurs mains". Elle explique également qu'ils doivent donner accès au CICR pour qu'il puisse vérifier les conditions de détention.
"Les parties au conflit transmettent une partie de l'information à l'agence centrale, ce qui nous permet de donner des réponses aux familles. Le CICR a aussi eu accès à des centaines de prisonniers de guerre, mais pas à tout le monde. Et nous ne sommes pas satisfaits."