"La civilisation est de nouveau à un tournant. Une guerre a été lancée contre notre patrie." Lors des célébrations du 9 mai commémorant la victoire sur l'Allemagne nazie, Vladimir Poutine promet la victoire en Ukraine et vise "cet ennemi qui menace la Russie". Dans cette guerre qu'il juge orchestrée par l'Occident, le président russe appelle à un réveil patriotique: "L'avenir de notre Etat, de notre peuple dépend de vous." Un discours qui glorifie le passé soviétique durant la Seconde Guerre mondiale et le sacrifice à la patrie.
"La guerre telle qu'elle est conduite aujourd'hui en Ukraine n'est pas celle qui avait été anticipée par le pouvoir russe. (...) Avec l'enlisement de la guerre, il y a des dynamiques internes qui se mettent en place en Russie et qui font que non seulement le régime se durcit, mais qu'il se transforme, et que le rapport du pouvoir à la population se transforme", analyse la sociologue Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence à l'Université Paris Nanterre.
Les Russes sont encouragés dès le plus jeune âge à rejoindre les rangs de l'armée. Créé en 2016, le mouvement patriotique Younarmia permet dès l’âge de 8 ans d’acquérir une formation militaire. Cette "Armée des jeunes" revendique plus d'un million de soldats en devenir, répartis dans 89 régions de Russie. Des cours patriotiques ont aussi été intégrés dans les écoles du pays.
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Propagande et répression
Aux récits de propagande s'ajoute une répression accrue sur des pans très larges de la société russe. Des procès d'opposants ou d'artistes se multiplient. Des familles sont inquiétées pour des dessins ou des propos pacifistes de leurs enfants. Selon l'ONG OVD-Info, plus de 19'000 personnes ont été arrêtées pour leur position anti-guerre depuis mars 2022.
Sur le terrain ukrainien, la Russie tente d'accélérer la "russification" des territoires occupés. Vladimir Poutine vient de rendre obligatoire le passeport russe dans ces régions sous occupation. Les Ukrainiens devront demander leur nouvelle nationalité d'ici juillet 2024. En cas de refus, ils pourront être expulsés. Le président russe et la commissaire à l'enfance Maria Lvova-Belova sont aussi présumés responsables de crimes de guerre pour déportations illégales de milliers d'enfants ukrainiens depuis les territoires occupés. Un mandat d'arrêt a été émis fin mars par la Cour pénale internationale (CPI).
Cette évolution du pouvoir russe a été qualifiée de fascisme post-moderne par de nombreux politologues. "Je pense que ces qualificatifs sont destinés à disqualifier plus qu'à comprendre", estime pour sa part Anna Colin Lebedev. Selon elle, l'élément clé de l'évolution du régime est l'émergence d'une composante idéologique. "Le pouvoir juge nécessaire de mobiliser la population autour d'un message idéologique. Ce message est celui que la menace extérieure, l'ennemi, est quelque chose d'historiquement ancré, qui menace la Russie aujourd'hui. Et qu'il faut que le l'Etat tout entier se mobilise contre cet ennemi extérieur."
La sociologue observe également "un rétrécissement des centres de décision", précisant que "les logiques militaires soumettent toutes les autres logiques, y compris celles de prospérité et d'enrichissement."
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Quel soutien en Russie?
Selon le dernier sondage de l'Institut Levada, 72% des Russes soutiennent l'action de leurs forces militaires en Ukraine. Anna Colin Lebedev relève néanmoins la difficulté de connaître véritablement le positionnement des Russes "dans un Etat extrêmement répressif où toute critique du pouvoir peut vous conduire en prison." "Quand quelqu'un vous pose la question 'soutenez -vous l'opération militaire spéciale', bien évidemment votre réponse est connue d'avance. (..) Aujourd'hui les chercheurs ne peuvent plus faire d'entretiens sans mettre en danger leurs interlocuteurs", poursuit-elle.
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Mais d'autres indicateurs sont parfois plus révélateurs que des mots, dit-elle. "On voit par exemple le manque d'empressement des Russes à s'enrôler comme volontaires pour partir combattre dans le Donbass, en dépit de leurs déclarations, de leur soutien à l'opération militaire spéciale."
"On est face à un pouvoir qui a demandé pendant très longtemps aux Russes de ne se préoccuper de rien et surtout pas de la chose politique, surtout pas d'intérêt général", poursuit la chercheuse. Elle estime que le Kremlin balance aujourd'hui entre deux logiques: "Celle de ne pas inquiéter les Russes, de ne pas les impliquer, de valoriser cette passivité de la population. Et en même temps la nécessité de la mobiliser pour la guerre."
Mélanie Ohayon