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Pourquoi l'armée ukrainienne est-elle incapable de nourrir correctement ses soldats?

Des personnes préparent un repas pour les soldats ukrainiens engagés au front, dans la cuisine d'un restaurant de Kharkiv, le 22 mars 2022. [EPA/Keystsone - Andrzej Lange]
Des cuisiniers ukrainiens nourrissent leurs soldats / La Matinale / 4 min. / le 22 mai 2023
Après quinze mois de guerre, l'armée ukrainienne, construite sur le modèle soviétique, révèle ses failles. La corruption toujours présente a des conséquences sur l'alimentation des soldats, mais le sujet est tabou dans le pays.

"Mon rythme? Je ne dors pas… et je travaille 16 heures par jour", déclare Zhenya, chef cuisinier de 37 ans, interrogé dans La Matinale. Depuis le début de la guerre, cette force de la nature prépare chaque jour bénévolement des centaines de repas pour les soldats.

Dans la cuisine où il s'affaire, quelque part à Zaporijjia, toutes les fenêtres sont obstruées par du papier: il faut rester discret pour éviter que l’armée russe ne le prenne pour cible une fois de plus.

"Le deuxième lieu qu’on occupait, les Russes l’ont bombardé. Dans le troisième, les renseignements nous ont dit juste à temps que les Russes s’apprêtaient à nous viser et qu’on devait se tirer. Ici, dans le sud de l’Ukraine, c’est infesté de collaborateurs. C’est malheureusement la réalité", déplore le volontaire.

Peu importe le danger, Zhenya travaille dur. Des lits sont alignés entre de grands frigidaires, ceux des commis, tous volontaires. "On a très peu dormi cette nuit", atteste-t-il.

"Quand la guerre a éclaté, je suis parti en Pologne, je suis resté deux mois là-bas, à faire basiquement la même chose. A l’époque, c’était pour les réfugiés. Là, c’est pour les militaires", raconte un autre bénévole. "La mission du jour, c'est d'éplucher de manière très spéciale des oignons et des carottes, des pommes de terre et de l’ail", décrit-il.

Corruption dénoncée

Mais comment expliquer qu’après quinze mois de guerre, des bénévoles et des fonds privés soient toujours nécessaires pour parvenir à nourrir l’armée ukrainienne?

"A cause de la corruption", lance le chef Zhenya. Le sujet est tabou. L’Ukraine a en effet besoin d’armes occidentales pour faire face. Il n'est pas question pour le moment d’égratigner son image. L’armée ukrainienne est censée être irréprochable.

Notre système d’approvisionnement, c’est le système hérité de l’Union soviétique. Ceux qui ont inventé ce système ne l’ont fait que pour une chose: pour voler.

Zhenya, chef cuisinier volontaire

Zhenya, lui, refuse de se taire. "Notre système d’approvisionnement, c’est le système hérité de l’Union soviétique. Ceux qui ont inventé ce système ne l’ont fait que pour une chose: pour voler. Pas pour atteindre des objectifs logistiques ou nutritifs. Le seul but, c’était de voler le plus d’argent possible", dénonce le cuisinier.

Le gouvernement refuse d'admettre que le système ne va pas se réparer "d’un coup de baguette magique", fustige Zhenya, qui appelle de ses voeux une table rase pour repartir sur des bases plus saines.

"Malheureusement, dans notre pays, personne n'est compétent. Vous pouvez le constater en voyant tant de nos politiciens et de nos ministres sans la moindre expérience dans les domaines qu’ils sont censé gérer", critique-t-il.

Des problèmes d'estomac et nutrition

Parmi tous ses amis qui combattent, la plupart ont des problèmes d’estomac et de nutrition. "Parce que durant des mois et des mois, ils vont se bourrer de chocolat et biscuits, tout ce qui a du sucre et qui leur donnera de l’énergie". Le tout arrosé de boissons énergisantes ou qui contiennent de la caféine. "Ils vont tout simplement souffrir de problèmes de malnutrition et tout le monde s’en fiche", déplore Zhenya.

Ils vont tout simplement souffrir de problèmes de malnutrition et tout le monde s’en fiche

Zhenya, chef cuisinier

Plus au sud, très proche de la ligne de front, les obus tombent régulièrement. Dans une école désertée par ses enfants, ceux qui nourrissaient les écoliers sont restés. Eux non plus ne sont pas payés et cuisinent malgré les dangers dans la cantine scolaire.

"On doit nourrir de plus en plus de militaires: on fait maintenant 900 repas par jour" raconte Igor, le chef, aux traits tirés.

Cuisines souterraines

A Zapporijjia, Zhenya ne décolère pas. Cuisiner bénévolement, passe encore, mais plutôt que de mettre en danger les volontaires, l’armée aurait dû au moins bâtir des cuisines souterraines. Une preuve de plus, selon lui, de la corruption qui la gangrène. "Evidemment qu’il faut construire des cuisines souterraines. Ils finiront par le faire lorsqu’ils réaliseront qu’on ne peut pas continuer à ne pas nourrir convenablement les soldats", assène-t-il.

En exprimant tout haut ce que tant pensent tout bas, Zhenya se met-il en péril? "Je nourris depuis des mois les meilleurs combattant qui soient: les forces spéciales", réplique-t-il. Comme d’habitude, il préfère en rire: "Les autorités seraient bien mal inspirées de m’inquiéter."

Maurine Mercier/kkub

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