De Mao Zedong et Richard Nixon à Xi Jinping et Joe Biden, la relation diplomatique entre la Chine et les Etats-Unis a été tumultueuse ces dernières décennies. [Keystone]
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D'alliés opportuns à adversaires, voire ennemis: cinq décennies de rivalité entre la Chine et les Etats-Unis

Les échanges musclés se poursuivent entre la Chine et les Etats-Unis, deux superpuissances structurantes de la géopolitique mondiale qui cherchent à apaiser leur relation pour éviter un conflit armé aux conséquences potentiellement dramatiques. Dans une tentative de rétablir une communication mise à mal ces derniers mois, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken pourrait se rendre à Pékin en fin de semaine. Il s’agirait de la rencontre de plus haut niveau depuis l'affaire du ballon espion chinois abattu au-dessus des Etats-Unis au début du mois de février.

Or, cette période de forte tension n'a pas toujours été la norme entre les deux géants: Washington et Pékin ont longtemps coopéré. L’établissement des relations sino-américaines au début de la décennie 1970 a contribué à stabiliser les tensions avec l’URSS, ouvrant la voie à la fin de la Guerre froide. Les Etats-Unis ont en outre été l’un des principaux architectes de l'intégration de la Chine à l'économie mondiale au début des années 2000.

Comment en est-on arrivé à une telle détérioration? À quel moment les choses ont-elles mal tourné? Était-ce prévisible? Sur cinq épisodes, l'émission Tout un monde revient sur l'histoire des rapports entre la Chine, les Etats-Unis et l'Occident en général, entre diplomatie secrète, opposition idéologique, opportunisme et aveuglement.

Une série de Michael Peuker / Adaptation web: Pierrik Jordan

Épisode 1

Une relation pragmatique pour stabiliser le monde

C'est à la fin des années 1960, en plein coeur de la guerre froide, que la Chine maoïste et les Etats-Unis foncièrement anticommunistes commencent à se faire discrètement de l'œil. La Chine est alors totalement isolée sur le plan géopolitique, économiquement à genoux, dévastée par la pauvreté, les famines et le chaos de la révolution culturelle. À sa tête, le chef suprême Mao Zedong bénéficie d'une adoration totale, à la tête d'un régime autoritaire comparable à l'actuelle Corée du Nord.

De leur côté, les Etats-Unis cherchent à s'extraire du bourbier du Vietnam et piétinent dans leurs tentatives de dialogue avec Moscou. La Chine, elle, est brouillée avec Moscou depuis la fin des années 1950 et Mao Zedong s'inquiète notamment de l'expansion des frontières soviétiques après l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'armée rouge en 1968. Des escarmouches au Nord, à la frontière avec la Russie, survenues un an plus tard, provoquent une vive inquiétude en Chine. Le pays est donc un candidat de premier choix pour tenter de déstabiliser le bloc de l'Est.

Du fait de son conflit avec l'URSS, la Chine est devenue un peu un électron libre et un pays dans lequel les Américains ont vu une occasion de diviser le camp soviétique, en dépit des divergences idéologiques évidentes.

Jean Pierre-Cabestan, chercheur au CNRS et professeur à l’université Baptiste de Hong Kong

De discrètes négociations s'engagent alors, avec d'un côté le président républicain Richard Nixon, le conseiller à la sécurité Henry Kissinger et son homme de confiance Winston Lord; de l'autre Mao Zedong et son charismatique Premier ministre Zhou Enlai. Déjà, le principal point de divergence concerne Taïwan. Il sera tout simplement remis à plus tard.

Dès notre arrivée, Mao Zedong a clairement déclaré que la question de Taïwan pouvait attendre un siècle. (...) C’est tout le génie du communiqué (...) L’idée était de suspendre la problématique de Taïwan via des formulations ambiguës.

Winston Lord, ex-négociateur pour les Etats-Unis

Publié conjointement, ce communiqué de Shanghai ouvre alors la voie au développement d'échanges politiques, économiques et culturels, mais aussi à la fin de la Guerre froide et à un nouveau chapitre dans l'ordre mondial.

>> Écouter le 1er épisode de la série

en entier:

La tension entre la Chine et les Etats-Unis se poursuit. [Reuters - Jason Lee]Reuters - Jason Lee
"Chine-USA: quand ça a mal tourné ?" (1/5): une relation qui a longtemps stabilisé le monde / Tout un monde / 9 min. / le 5 juin 2023

Épisode 2

La décennie de l'espoir

Les résultats du sommet de Pékin de 1972 sont immédiats. Inquiet de ce rapprochement, le Kremlin invite, à peine trois mois plus tard, le président américain à Moscou, une première. Quant à la Chine, elle se désenclave progressivement et noue des relations diplomatiques avec de nombreuses capitales occidentales.

La relation est alors purement géopolitique. Mais la situation évolue après la mort de Mao en 1976. Après deux ans de lutte intense entre factions, Deng Xiaoping impose sa ligne en 1978 et initie des réformes économiques. Au cours de la décennie 1980, le pouvoir expérimente timidement avec la privatisation partielle de certains secteurs. Parallèlement, la société civile est en ébullition. De vifs débats idéologiques essaiment dans les universités, les cercles intellectuels et au sein du parti communiste lui-même.

La Chine n’était pas sur le point de devenir une démocratie, mais (...) elle n'a jamais été aussi ouverte. Beaucoup d’entre nous étaient optimistes quant à la trajectoire à venir.

Winston Lord, ex-négociateur pour les Etats-Unis

Aujourd'hui encore, Deng Xiaoping est souvent perçu - à tort - par les Occidentaux comme un "anti-Mao", progressiste-libéral dans l'âme. Dans les années 1980, les Américains ne s'en cachent pas: derrière l'échange économique, il y a l'espoir d'une évolution pacifique de ce pays vers un système démocratique libéral.

Pourtant, malgré l'existence de débats idéologiques jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, ce dernier ancre dès 1982 le socialisme, le marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong et la dictature du prolétariat dans la Constitution chinoise. Le Parti communiste poursuit pour sa part ses efforts pour maintenir la population sous contrôle.

Ces années sont totalement idéalisées, parce que dans le mot "réforme", on a entendu ce qu'on a bien voulu entendre.

Nadège Rolland, sinologue et chercheuse au National Bureau of Asian Research de Washington

Malgré tout, la décennie 1980 reste gravée comme l'âge d'or des relations entre Pékin et Washington, unis face à la menace de l'URSS.

>> Écouter le 2e épisode de la série en entier :

Les drapeaux américain et chinois flottent au Genting Snow Park avant les Jeux olympiques d'hiver de 2022, le 2 février 2022, à Zhangjiakou, en Chine. [AP Photo/KEYSTONE - Kiichiro Sato]AP Photo/KEYSTONE - Kiichiro Sato
"Chine-USA: quand ça a mal tourné ?" (2/5): l'espoir / Tout un monde / 7 min. / le 6 juin 2023

Épisode 3

Tian'anmen, tournant autoritaire sous les radars de l'Occident

Apothéose de l'effervescence de la société chinoise, les manifestations à travers le pays se multiplient à la fin de la décennie 1980'. Aux revendications de libertés s'ajoute la grogne contre les effets d'une hyperinflation liée à l'expérimentation économique du gouvernement. Au printemps 1989, les étudiantes et les étudiants sont les premiers à exiger des réformes plus complètes. Ils sont rejoints par de larges franges de la société et, entre avril et juin, des marées humaines déferlent sur de nombreuses villes, dont Pékin et sa place Tian'anmen.

Dans la capitale, le mouvement prend de l'ampleur et le parti est acculé. Divisé sur la réponse à apporter, il envoie finalement ses soldats et ses chars nettoyer les rues du centre-ville. La répression fait environs 300 morts selon les autorités, plusieurs milliers selon les estimations internationales. Les condamnations pleuvent, la Chine est sanctionnée. Les Etats-Unis choisissent de ne pas entamer leurs relations avec Pékin et rétablissent rapidement et discrètement les contacts. En 1991, le train est à nouveau sur les rails.

Quand vous voyez ces jeunes se battre pour la liberté et la démocratie, ce serait un mauvais moment pour les Etats-Unis de se retirer. Ça reviendrait à les abandonner aux mains d'un pouvoir susceptible de réprimer davantage.

George H. W. Bush, 41e président des États-Unis

Tian'anmen est pourtant le point de bascule de la relation entre la Chine et l'Occident. Mais sur le moment, les conséquences échappent à beaucoup. Deng Xiaoping continue d'être perçu comme un réformateur progressiste, alors qu'il cimente l'emprise d'un Parti communiste qui a fait le choix de l'autoritarisme. Dans la foulée, le parti verrouille le système et intensifie la propagande et l'éducation patriotique pour hermétiser le pays aux valeurs occidentales.

Nous avons tendance à garder de Tian'anmen cette image de celui qui se dresse face aux chars, alors que Tian'anmen a été une défaite. (...) La défaite d'un idéal démocratique.

François Bougon, journaliste et sinologue

La même année, le Mur de Berlin tombe et l'Union soviétique implose. L'ennemi principal pour le Parti communiste chinois n'est alors plus l'URSS mais l'Occident. Toutefois, la Chine de l'époque n'est pas encore la puissance d'aujourd'hui. Conscient du chemin à parcourir, Deng Xiaoping énonce alors sa fameuse doctrine: "Cacher ses talents et attendre son heure".

>> Écouter le 3e épisode de la série en entier :

L’Homme de Tian’anmen, cliché célèbre Jeff Widener pris le 5 juin 1989. [Keystone/AP - Jeff Widener]Keystone/AP - Jeff Widener
Chine-USA: quand ça a mal tourné? Le tournant de Tian'anmen / Tout un monde / 8 min. / le 7 juin 2023

Épisode 4

La Chine, alliée objective du néolibéralisme anglo-saxon

Malgré le choc, le massacre de Tian'anmen a un impact limité sur le processus d'intégration de la Chine dans le système international et l'économie mondiale. Dès 1991, la situation avec les Etats-Unis est normalisée. De son côté, le Parti communiste est décidé à dynamiser la croissance économique pour améliorer le niveau de vie de sa population, seule solution pour regagner la légitimité perdue dans les effusions de sang du 4 juin 1989. Dans sa célèbre tournée du sud de la Chine en 1992, Deng Xiaoping lance un nouveau programme d'ouverture et de réformes.

Il n’est pas question de capitalisme. (...) Sur nos principes, nous resterons intangibles. Mais la croissance économique est nécessaire. Elle seule peut conduire le peuple à croire en nous et à nous soutenir.

Deng Xiaoping, ancien dirigeant chinois

Les années 1990 voient les privatisations s'accélérer. Les zones économiques spéciales se multiplient le long de la côte-est. Malgré les apparences, l'économie nationale reste cependant protégée, subventionnée et planifiée. Si la croissance du PIB est au rendez-vous, le pays souffre de surproduction et d'inefficacités chroniques, et ses banques sont dans le rouge... Au tournant du millénaire, après près de vingt ans de réformes et d'ouverture, la Chine communiste est au bord du précipice.

En 1976, la Chine était au 123e rang mondial en termes de PIB par habitant. En 2000, elle occupait le 130e rang!

Frank Dikötter, historien à l’université de Hong Kong

Le salut vient de Washington. Les Etats-Unis plaident alors pour l'intégration de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Son accession à l'OMC est avalisée malgré une gouvernance et un système économique qui ne répond pas aux critères de l'organisation. Dès lors, la surproduction peut être exportée, les produits chinois inondent les marchés, les investisseurs affluent de l'étranger et, avec eux, les usines délocalisées. Le pays devient rapidement incontournable.

Côté occidental, c'est aussi une victoire. Avec la Chine s'ouvre un marché faramineux. Dès les années 1980, le pays et sa population particulièrement jeune font miroiter un fort potentiel. A l'heure où les tensions minent le modèle de l'Etat-providence occidental, mis à mal par l'avènement de gouvernements néo-libéraux remettant en cause certains acquis ouvriers, la Chine et son bassin de main d'oeuvre bon marché sont vues comme un partenaire idéal.

En fait, la Chine devient une alliée objective des néo-libéraux. Vous avez à votre portée un pays où vous pouvez délocaliser plein d’entreprises, et vous réglez tous ces problèmes de tension entre capital et travail.

François Bougon, journaliste et sinologue

Et si dans les discours officiels, l'intégration économique de la Chine doit toujours servir d'accélérateur à la transformation politique, ce lien a rapidement été abandonné. L'Occident, à commencer par les Etats-Unis, lui octroie de nombreux passe-droits. Pékin promet à maintes reprises de se mettre en conformité, mais ne tient pas sa promesse.

Je pense que l'idée que la Chine serait ouverte à la concurrence internationale comme une économie occidentale était une illusion. Et je crois qu'un certain nombre d'Occidentaux se sont fait piéger.

Jean Pierre-Cabestan, chercheur au CNRS et professeur à l’université Baptiste de Hong Kong

À l'aube des années 2010, le réveil est brutal. La Chine est désormais puissante et décomplexée, et les tensions s'accentuent avec les Occidentaux.

>> Écouter le 4e épisode de la série en entier :

Le siège de l'Organisation Mondiale du Commerce, à Genève. [Reuters - Denis Balibouse]Reuters - Denis Balibouse
Chine-USA: quand ça a mal tourné? La Chine au firmament / Tout un monde / 9 min. / le 8 juin 2023

Épisode 5

2008: l'heure de la Chine a sonné

En 2008, la Chine est sur orbite. Grâce à son accession à l'OMC, sa croissance atteint des niveaux historiques. La vitesse de son développement et sa puissance économique décomplexent le régime qui fait sa première grande démonstration internationale à l'occasion des Jeux olympiques de Pékin. Le régime met alors en scène son récit national, celui d'une entité cohérente depuis 5000 ans, le Parti communiste étant l'héritier des empereurs. Soit une puissante construction historique à opposer à l'hégémonie occidentale et ses valeurs dites "universelles".

La même année, la crise financière mondiale constitue un nouveau tournant. Craignant la récession, le pouvoir chinois injecte des milliards dans son marché et dans l'économie mondiale, contribuant à calmer l'incendie. Cette intervention donne une légitimité nouvelle à Pékin. Face à une crise, les autorités rejettent ouvertement la domination du modèle occidental, jugeant leur propre système de gouvernance bien plus efficace.

Depuis lors, la plupart des Chinois et même le gouvernement méprisent encore plus le soi-disant système libéral-démocratique présenté comme supérieur.

Shi Yinhong, professeur à l'Université de Pékin et ex-conseiller spécial du gouvernement chinois

Parallèlement, le Parti communiste commence à resserrer son emprise sur la société et l'économie. Ce contrôle croissant survient quelques années avant l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, qui va simplement s'inscrire dans la continuité - et l'accélération - de cette dynamique.

Il arrive à un moment où la Chine a une puissance matérielle inégalée, que ses prédécesseurs n’avaient pas encore forcément en main. Donc c’est ça la vraie différence entre lui et ses prédécesseurs.

Nadège Rolland, sinologue et chercheuse au National Bureau of Asian Research de Washington

>> Écouter le 5e épisode de la série en entier :

Un apaisement des tensions entre la Chine et les Etats-Unis est-il envisageable? [Keystone - Erik S. Lesser]Keystone - Erik S. Lesser
Chine-USA: quand ça a mal tourné ? Le divorce / Tout un monde / 9 min. / le 9 juin 2023

Conclusion

Deux puissances irréconciliables condamnées à s'entendre

La relation entre la Chine et l'Occident, en particulier les Etats-Unis, est marquée par l'espoir persistant des Occidentaux de voir le système politique chinois se démocratiser. Une option que la Chine n'a jamais envisagée, ni même réellement fait miroiter.

Le Parti communiste rejette fondamentalement l'ordre mondial fondé sur des valeurs libérales et les libertés individuelles, perçues comme une source de chaos. Son modèle repose sur l'Etat, une voie autoritaire qu'il juge plus efficace. Pour le prouver, Pékin met en avant le "miracle chinois" qui a permis un développement sans pareil dans l'histoire de l'humanité. Un discours adressé surtout aux pays du Sud.

C’est une petite publicité mensongère, parce que (...) à un certain moment, le parti a ouvert suffisamment le pays pour attirer des capitaux étrangers ou des technologies. Tout ça s’est fait parce que la Chine a intégré les institutions internationales et en a tiré les bénéfices.

Nadège Rolland, sinologue et chercheuse au National Bureau of Asian Research de Washington

>> (Re-)voir aussi l'émission Géopolitis du 2 juin 2019 :

Géopolitis: Guerre commerciale [Reuters - Jonathan Ernst/Aly Song]
Guerre commerciale / Geopolitis / 25 min. / le 2 juin 2019

Face à ce constat d'échec, les Occidentaux, Washington en tête, voient rouge. Leur dépendance limite désormais leur marge de manoeuvre face à une Chine de plus en plus revendicative. En filigrane de la relation, la question de Taïwan revient aujourd'hui sur le devant de la scène. Mise entre parenthèse au moment du rapprochement entre Pékin et Washington en 1972, cette problématique cristallise aujourd'hui les tensions entre les deux superpuissances, faisant craindre l'irruption d'un conflit armé. Les conséquences de ce scénario à haut risques seraient potentiellement désastreuses.

Les deux pays sont armés jusqu'aux dents et ont un arsenal nucléaire. Tout conflit militaire dégénérerait très vite. Ce serait non seulement mauvais pour la Chine et les Etats-Unis, mais ce serait l'Armageddon pour l'humanité.

Victor Gao, vice-président du centre pour la Chine et la globalisation.

Malgré leur relation tumultueuse, une rivalité des systèmes et l'espoir déçu d'une idylle, la Chine et les Etats-Unis semblent donc condamnés à s'entendre et à concilier leurs visions du monde radicalement différentes, voire irréconciliables.