Six jours après l'explosion du barrage de Kakhovka, l'eau commence à décroître dans la région de Kherson, mais continue de monter plus en aval. Le bilan de ces crues soudaines reste difficile à établir. Sur la rive droite, côté ukrainien, on évoque 6 morts et 35 disparus, alors que dans les zones occupées par la Russie, de l'autre côté du fleuve Dniepr, on fait état de 8 morts et 13 disparus.
Selon les autorités des deux camps, près de 80 localités ont été inondées, dont une quinzaine côté russe. Kiev a évacué quelque 3700 personnes et les autorités d'occupation russe annoncent plus de 7000 évacuations.
Dans les zones inondées, les habitants prennent conscience que beaucoup de maisons ne pourront jamais être reconstruites et que les dégâts environnementaux s'annoncent majeurs. Si des milliers d'habitants ont déjà fui leur domicile, de nombreux autres refusent de partir, malgré le danger et la proximité du front.
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Des inondations qui n'ont pas arrêté les bombes
En aval du barrage de Kakhovka, quelque 600 km2 de terres ont été inondées dans la région, soit un peu moins que la superficie du canton de Neuchâtel, un tiers sur la rive droite et deux tiers sur la rive gauche. Depuis une semaine, c'est un ballet permanent de sauveteurs et de volontaires qui s'activent pour venir en aide aux habitants.
Mais le danger est permanent, avec une ligne de front souvent située à seulement quelques centaines de mètres. Et les regards se tournent constamment vers le ciel, avec des avions de chasse qui tournoient. Les inondations n'ont pas arrêté les bombes, loin de là. A Kherson et dans les environs, les bombardements sont réguliers, contre les immeubles, mais aussi contre les secouristes. Dimanche encore, trois personnes ont été tuées et dix autres blessées dans une frappe qui a touché un bateau transportant des évacués.
Interrogée lundi dans La Matinale, Natacha confie qu'une bombe est tombée dans son jardin et qu'une de ses proches a été tuée. "Les Russes disent nous avoir libérés, oui, on peut dire qu'ils nous ont libérés de tout ce qu’on avait!"
Rester ou tout abandonner
A Kherson, la décrue a débuté, mais il faudra encore attendre plusieurs jours pour que le fleuve retrouve son cours normal. Les rues et les étages inférieurs des immeubles sont submergés par les eaux du Dniepr. Hagards à leurs fenêtres, les habitants sont désemparés. Ils ont d’abord connu l’occupation, puis les bombardements incessants depuis les positions russes de l’autre côté du fleuve.
Ils subissent maintenant cette inondation et beaucoup ont perdu tout ce qui leur restait. Des maisons épargnées par les bombes, mais désormais avec de l'eau jusqu'au plafond. Tout y est irrémédiablement détruit. Beaucoup n'ont ni gaz, ni électricité et seulement quelques réserves de nourriture. Certains immeubles sont à moitié éventrés par des frappes.
Malgré tout, certains ont choisi de rester chez eux. Si la ville, qui comptait près de 300'000 habitants avant la guerre, s'est largement vidée depuis le début du conflit, nombre de résidents sont âgés et refusent d'abandonner tout ce qui leur reste. "On ne veut pas abandonner nos voisins, ils ne peuvent plus se déplacer", témoigne Natalia dimanche dans le 19h30.
Je n'ai pas les mots, c'est impossible à expliquer ou à comprendre. Comment peut-on leur pardonner?
Née à Kherson, Ludmila est de nationalité russe et elle ne parvient toujours pas à réaliser pourquoi la Russie lui fait subir tout cela: "Je n’ai pas les mots, c'est impossible à expliquer ou à comprendre. Comment peut-on leur pardonner? Dieu dit qu'il faut pardonner aux ennemis, mais pourquoi ils nous font tout ça? Maintenant je les hais."
Beaucoup avaient aussi décidé de rester en espérant qu'une offensive chasserait les Russes de la rive gauche et qu'ils arrêteraient de bombarder Kherson, ce qui n'a jamais été le cas, même avant les inondations. A bout, Ludmila s'est finalement résolue à partir.
Sauver ce qui n'a pas été noyé
Plus en aval sur le Dniepr, l'eau continue à monter et, alors que l'attention internationale et l'aide humanitaire se concentrent sur Kherson, certains villages "oubliés" vivent toujours un cauchemar, à l'image de Vasilivka. "Ils disent que l’eau descend, c'est le contraire, c'est un mensonge, un terrible mensonge", se désole une habitante, interrogée dans La Matinale. "Vous voyez bien ce qui arrive, l'eau monte sous vos yeux. Regardez comme ça monte vite", ajoute un autre.
Ils disent que l’eau descend, c'est le contraire, c'est un mensonge, un terrible mensonge
Vêtements, meubles, souvenirs, ces habitants tentent de sauver ce qui n'a pas encore été noyé, alors que l'eau leur arrive aux épaules. Natacha ne peut retenir ses larmes: "Il n'y a plus rien, tout le plancher flotte, on n'a même pas eu le temps de sauver la cuisinière."
Et autant que la destruction des maisons, ce sont les cultures ravagées qui désolent les habitants. Beaucoup vivent de la terre et perdre ses champs et sa maison, c'est tout perdre.
Une situation qui serait pire dans les zones occupées par les Russes
Sur la rive gauche, dans la zone occupée par les Russes, peu d'informations sont communiquées, mais divers témoignages font état d'une situation plus dramatique encore que sur la rive droite. Un officier de renseignement ukrainien, interrogé anonymement par le 19h30, assure que "la pire situation concerne les civils sur la rive gauche. Les Russes ne nous laissent pas les évacuer, ils ne leur permettent pas non plus d’évacuer du côté qu'ils contrôlent. Ou alors ils demandent de l’argent pour les laisser passer".
La Matinale a aussi recueilli le témoignage d'une femme qui est réfugiée en Pologne. Elle est en contact téléphonique avec ses parents âgés dans la zone occupée. Ils sont bloqués sur le toit de la maison des voisins après que leur maison a été ensevelie et emportée par le courant.
Leur fille désespère, elle ne sait pas comment sauver ses parents, qui se nourrissent avec rien et alors que les bombardements ne cessent jamais. Elle ajoute que les si des soldats russes sont venus, ils ne les ont pas secourus et ont crié: "Puisque vous voulez tellement que l'armée ukrainienne revienne, et bien attendez-les!"
Une pollution invisible
Des deux côtés du Dniepr, on redoute aussi la crise environnementale qui se profile. Des litres d'huile de moteur se sont déversés dans le Dniepr à cause de l'explosion. Des taches grasses étalées sur une eau marron recouvrent les rues et s'écoulent dans les maisons.
On craint aussi une pollution aussi massive qu'invisible, résultant du déversement des ordures, des substances agrochimiques, des produits pétroliers et d'autres matières dangereuses. "Tout le monde ici cultivait à base de semences hollandaises, qui ne poussent qu'avec des engrais chimiques. Tout le monde aussi a des fertilisants dans sa grange. Et, juste à côté, il y a un magasin avec tout un entrepôt d’engrais. Tout est parti dans la terre maintenant, dans nos puits, dans les fosses d'égouts", témoigne un habitant.
Des cadavres d'animaux noyés, chèvres, poules et porcs notamment, sont aussi charriés par le fleuve jusque dans les rues, avec la crainte que des maladies n'apparaissent "Si les soldats n'enterrent pas ces animaux, ce sera un désastre total, parce que leurs cadavres ont déjà gonflés et flottent dans presque chaque jardin. Peu importe de quelle manière, peu importe où, mais ils doivent les enterrer, et il faut le faire maintenant. Car si personne ne fait rien, alors, ce sera encore pire que tout.
Reportages radio et TV: Maurine Mercier, Anissa el Jabri et Tristan Dessert
Adaptation web: Frédéric Boillat