Cette année, la zone de la mort n’a jamais aussi bien porté son nom. Cette saison 2023, qui a marqué les 70 ans de la première ascension de l'Everest, a enregistré un nombre record de permis de grimper: 478. Mais les décès ont aussi augmenté. La saison s'est achevée, fin mai, sur le triste bilan de douze morts et de cinq disparus.
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Dans un récit publié récemment sur sa page Facebook, Julie Mckelvey, une alpiniste américaine chevronnée d’une soixantaine d’années raconte: "Nous avons quitté le dernier camp pour l’assaut final à 21 heures ce 22 mai. La neige fraîche nous a imposé une évolution lente et difficile. Branchée à ma bombonne d’oxygène, j’ai pu garder une certaine énergie. En dépassant de nombreux grimpeurs, j’ai béni ma large expérience en haute altitude ainsi que mon excellente préparation physique".
La description que Julie fait de son évolution dans la zone de la mort en compagnie de son guide Tendi Sherpa, 20 ans d’expérience et qui s'apprête à enregistrer son 15ème sommet, prend alors une toute autre tournure. "Soudain, j’aperçois un sherpa qui porte un alpiniste sur son dos. Tendi me précise qu’il est vivant, qu’il s'agit d’un sauvetage. Il ajoute avec certitude que l’homme va s’en tirer. Nous avons vu plusieurs cadavres durant notre ascension. Tendi sait que cela est très éprouvant pour moi d’être confrontée à une telle vision."
Le risque d'y passer et la mort sont partout
Après avoir marché plusieurs heures dans la nuit, la cordée assiste à un magnifique lever de soleil. Le sommet n’est plus très loin. Mais à cette altitude, la vie ne tient qu'à un fil. L'alpiniste américaine ne parvient plus à respirer. Le régulateur de sa bouteille d’oxygène est gelé. "Le souffle coupé, je me suis écroulée par terre et j’ai prié". Tendi agit aussi vite que possible, car Julie Mckelvey est sur le point de perdre connaissance.
Peu avant d’arriver au niveau de l’arête sommitale, le guide népalais ordonne à Julie de maintenir son regard fixe en direction de la crête et de ne tourner la tête sous aucun prétexte. L’Américaine comprend alors qu’un autre corps sans vie gît à quelques mètres d’elle. Une mort qu’elle qualifiera dans son récit de "toute fraîche". Un énième alpiniste, abandonné par ses compagnons à une centaine de mètres du sommet.
Au point culminant de la Terre, une dizaine de personnes jouent des coudes pour immortaliser l’instant de toute une vie. Le premier geste de Julie est de dévisser un petit tube en métal duquel elle laisse échapper les cendres de sa mère.
Descente pas plus facile
Une fois l'ascension terminée, les efforts ne sont pas terminés: il reste la descente, que l'alpiniste américaine appréhende. "Il fait très froid, nous sommes limités en oxygène. Nous devons redescendre. Tendi me dit d’exécuter un tour complet sur moi-même pour prendre conscience de l'endroit où je me trouve. La vue est à couper le souffle. C’est uniquement à ce moment-là que je me suis rendu compte de ce que j’avais accompli. Je suis remplie de fierté et de gratitude, mais aussi inquiète à l'idée de redescendre, car je suis épuisée et le plus dur reste à faire."
Julie Mckelvey poursuit. "Lorsque nous arrivons enfin au Camp IV, à nouveau nous tombons sur un corps, laissé à proximité de la corde fixe, enveloppé dans un sac de couchage. Je distingue une partie de son visage et de ses mains. Je m'effondre complètement - je réalise maintenant à quel point ce que je viens de faire était incroyablement dangereux."
"Tant de personnes sont mortes ou ont été blessées cette saison. C’est le quatrième cadavre que je vois pour ne pas dire que j’enjambe. Une fois que vous voyez ce genre de scène, vous ne pouvez plus vous l’enlever de votre esprit. Je suis si triste pour ces personnes et pour leur famille. Au camp de base, j’ai entendu dire qu’une personne qui s'est retrouvée à court d'oxygène au sommet est devenue délirante et a sauté dans le vide", termine-t-elle.
Flore Dussey/juma
Grimper un 8000 aujourd'hui n'a plus autant d'intérêt qu'il y a trente ans, estime Marianne Chapuisat
Marianne Chapuisat, la première femme à avoir gravi un sommet de plus de 8000 m en hiver, était l'invitée de Forum le 4 juin 2023 à l'occasion des 70 ans de la première ascension de l'Everest. Pour elle, l'"himalayisme de masse" est un réel problème qui vient même occulter certains exploits dont on ne parle pas. Elle estime qu'il faudrait le réguler. Mais que ce n'est pas si facile, car la seule façon serait d'agir sur le nombre de permis délivrés, ce qui déboucherait sur "un clivage économique".
"Tout a changé. Essentiellement la technologie: (à l'époque) on n'a utilisé ni oxygène, ni porteur d'altitude. On n'avait pas assez de nourriture, on n'avait pas de routeur météo. C'était à la rude", décrit-elle.
Désormais chaque année, en mai - période propice à l'ascension - des images de grimpeurs en file indienne font le tour du monde.
Plus de déchets et moins d'authenticité
Aujourd'hui, trop de permis sont délivrés, ce qui augmente le nombre de déchets. "C'est très choquant. Ça aussi ça a beaucoup changé. On ne peut pas amener autant de gens", alerte-t-elle en faisant référence aux nombreuses images de camps de base transformés en tas de déchets.
Et d'ajouter: "Ce n'est pas un lieu pour accueillir autant de monde. En plus, l'évolution du confort souhaitée, exigée par les alpinistes aujourd'hui génère aussi des déchets. On ne peut pas mettre des jacuzzis dans les camps (...), servir du caviar et espérer que la montagne reste propre. (...) Ça enlève tout ce qui fait le charme d'un 8000".
L'alpiniste déplore que ce confort supprime l'effort. "Il n'y a plus de prise de décisions, il n'y a plus d'effort!"
Elle termine en soulignant que de plus en plus de personnes qui font ce type d'ascensions sont des novices. "Il y a des gens qui n'ont jamais mis de crampons." Certains grimpent pour satisfaire "une lubie".