"Des blessés de partout" et de multiples amputations, la bataille de Marioupol racontée par le corps médical
Correspondante en Ukraine pour la RTS, Maurine Mercier a retrouvé Alexandra et Evgen, tous deux membres du corps médical de l'armée ukrainienne. Alors que les soldats ukrainiens tentaient de résister et qu'ils ont dû déposer leurs armes à la fin du siège, tous deux étaient sur place.
Aujourd'hui, Alexandra souffre de stress post-traumatique, de migraines violentes liées aux explosions et de séquelles psychologiques. Mais elle accepte de livrer son témoignage à condition de pouvoir le faire dans un parc, parce que "les arbres l'apaisent", dit-elle.
Comment pourrais-je me plaindre, alors que d’autres gars reviennent sans jambes et sans bras ?
Reste qu'elle ne sera plus jamais la même. "Comment pourrais-je me plaindre, alors que d’autres gars reviennent sans jambes et sans bras?", explique la jeune femme de 26 ans. De nombreux soldats, qui ont vécu la prise de la ville à ses côtés, sont morts ou sont encore détenus par les Russes.
Une vie qui bascule lors de l'invasion russe
De formation paramédicale, Alexandra était garde-frontière. Depuis son enfance, elle rêvait de faire ce métier. Mais au moment de l'invasion russe, son destin bascule, elle est en poste à Marioupol.
La ville est pilonnée, le théâtre qui abrite les civils et la maternité sont bombardés. Dans un premier temps, sa brigade se réfugie dans une usine, où elle soigne les soldats avec les moyens du bord, grâce à ses connaissances.
Très vite, leur position devient intenable, "il y avait des tireurs d'élite, les Russes menaient des frappes aériennes massives, ils bombardaient avec leur artillerie, ils utilisaient tout ce qui était possible contre nous", raconte Alexandra.
Azovstal, dernier bastion des soldats ukrainiens
En tentant de fuir la ville, son unité est bombardée. Pour survivre, ils n'ont pas d'autre choix que de rejoindre l’immense usine sidérurgique Azovstal, telle une ville dans la ville.
Pour y accéder sans se faire tuer, ils se déplacent de nuit, en prenant soin d'inscrire sur eux le "Z" russe, "nous étions terrorisés. Mais nous n'avions pas d'autre choix que d'essayer", dit la jeune femme.
Lorsque je parvenais à échanger quelques mots par téléphone avec ma mère, c'était comme si c'était la dernière fois
A Azovstal, c'est le dernier bastion dans lequel des centaines de combattants ukrainiens se replient. Avec eux, Alexandra vit plusieurs semaines dans les bunkers.
"Azovstal était constamment bombardée, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Lorsque je parvenais à échanger quelques mots par téléphone avec ma mère, c'était comme si c'était la dernière fois". Là-bas, tous sont sûrs de n'avoir aucune chance de survie.
A 60 ans, il se porte volontaire pour soigner les blessés
Evgen, chirurgien au sein de l'armée ukrainienne, a lui une soixantaine d’années, il a un sourire plein d'humanité. A ce jour, il n'a jamais vraiment raconté son histoire.
Fin mars 2022, ce chirurgien vit à Dnipro, au centre-est de l’Ukraine. L'armée lui demande s'il accepte de rejoindre Marioupol et il accepte, en sachant qu'il risque de ne jamais revenir.
Son premier défi est d'atteindre l'usine sans perdre la vie. Pour ne pas se faire repérer par l'armée russe, un hélicoptère l'y emmène sans phare en pleine nuit. "Nous volions à dix mètres du sol. J’avais l’impression que nous touchions la cime des arbres", se souvient-il.
Finalement, l'hélicoptère le débarque avec son équipe au milieu d'un paysage lunaire, parsemé de cratères de 15 mètres de profondeur. Avant de repartir, l'hélicoptère prend en charge plusieurs blessés graves pour les rapatrier. Mais lors du vol retour, l'hélicoptère, avec l'équipage et tous les blessés, est abattu par les Russes. "Tous ont été tués", raconte Evgen.
Sur place, dans les bunkers, les hommes manquent de tout, notamment de nourriture. Evgen se souvient des efforts des soldats pour récupérer des aliments dans des garde-mangers bombardés. Parfois, ils reviennent avec des boîtes pour chat.
Après certaines explosions, à cause de l'onde de choc, nous étions comme sur une balançoire
Dans des bunkers sans air et infestés de champignons, il soigne des blessés graves pendant que l'armée russe les pilonne. "Après certaines explosions, durant une minute et demie, à cause de l'onde de choc, nous étions comme sur une balançoire", témoigne Evgen.
Le nombre de blessés augmente de façon catastrophique. Une fois, le chirurgien travaille durant 38 heures d'affilée sans se reposer une seule seconde. Dans le bunker, il y a jusqu'à 350 blessés. "Ils étaient blessés de partout, à la fois sur la poitrine et sur l'abdomen, des impacts de balles, des fractures, tout cela était combiné. Parfois, ils avaient les deux jambes blessées, le bassin fracturé et des blessures à la tête", se souvient le soixantenaire.
Pour sauver des vies, j’ai dû amputer des membres que je n’aurais pas eus à amputer en temps normal
En raison de la densité du feu russe, parfois des jours entiers sont nécessaires pour transférer les blessés du champ de bataille à la table d'opération. Des soldats avec des garrots restent bloqués jusqu'à dix jours, raconte le médecin. "Imaginez l’état de leurs jambes lorsqu’ils arrivaient sur ma table d’opération".
"Je n'avais pas assez de temps, ni de matériel pour stopper les hémorragies. Pour sauver des vies, j’ai dû amputer des membres que je n’aurais pas eu à amputer en temps normal, mais je n’avais pas le choix. J’ai vraiment dû amputer de nombreux de soldats. Et vous savez, après de telles opérations, malheureusement, de nombreux soldats meurent", poursuit Evgen.
Pour sauver des vies, lors d'opérations, certains transferts de sang se faisaient en direct, de bras à bras. Une série de situations difficiles à gérer.
Cinq mois de prison pour les deux membres du corps médical
Fin mai, après des semaines de résistance, les derniers soldats ukrainiens d’Azovstal se rendent. Au total, 2500 d'entre eux sont emprisonnés.
Si j'ai subi de la torture? No comment.
Alexandra se souvient des caméras russes venues filmer ces instants tristement historiques. Elle tente de se camoufler, car sa mère ne sait pas qu'elle se trouve Azovstal. Pour la rassurer, elle lui avait affirmé être à Dnipro, coincée dans un abri, mais au calme. "C’était un sentiment tellement étrange, vous vous retrouvez en mains de votre adversaire, mais vous réalisez que c’est votre seule possibilité de survivre."
Alexandra et Evgen passent cinq mois dans les prisons russes. Lui perd 20 kilos, quant à Alexandra, elle refuse de parler de ses conditions de détention. A la question de savoir si elle a subi des violences sexuelles, elle répond par la négative. Par contre, à celle de la torture, elle répond "No comment".
Des centaines de soldats d’Azovstal sont toujours en mains russes. Malgré leur stress post-traumatique, Evgen et Alexandra ont décidé de continuer à servir leur pays.
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Reportage radio: Maurine Mercier
Adaptation web: Miroslav Mares