Fin décembre 2021, la Cour suprême russe a ordonné la dissolution du Centre des droits humains de l'ONG Memorial International après avoir déjà dissous la structure mère de cette organisation qui lutte contre les répressions dans la Russie contemporaine.
A l'époque, la juge en charge du dossier avait déclaré "accéder à la demande du Parquet" de dissoudre cette ONG. En cause, le non-respect d'obligations découlant de son statut d'"agent de l'étranger", un label qui rappelle celui d'"ennemi du peuple" pendant l'URSS et qui désigne des organisations considérées comme agissant contre les intérêts russes.
Depuis, l'ONG s'est exilée dans plusieurs pays et dispose désormais d'organisations sises en Allemagne, en France, en Belgique, en Italie, et bientôt en Suisse puisqu'une branche sera créée samedi à Berne. Elle a aussi établi son siège dans la Genève internationale, mais selon Patrick Seriot, professeur émérite de linguistique slave à l'Université de Lausanne, cette adresse fait surtout office de "boîte aux lettres".
Objectif: parler de la Russie
Invité vendredi dans La Matinale, Patrick Seriot participera à la création de cette antenne bernoise. Pour expliquer l'importance de cette création, le spécialiste de la Russie rappelle qu'en Union soviétique, comme dans la Russie poutinienne, "il y a une idée étonnante que ceux dont on ne parle pas n'existent pas (...) Cela me semble catastrophique et le but de Memorial est de retrouver cette mémoire oubliée, perdue, occultée des répressions et des emprisonnements de l'époque stalinienne."
"Le but de notre association Memorial suisse va être également de parler de la Russie, expliciter, faire comprendre que les mots n'ont pas le même sens. Notre travail est essentiellement de répandre cette information", affirme-t-il.
Memorial a été fondée à l'époque du président Boris Eltsine, "au moment où tout semblait encore possible et où les archives s'entre-ouvraient, et qu'une société civile commençait à apparaître" en Russie, précise Patrick Seriot, "Cette période extraordinaire n'a pas duré très longtemps", se lamente-t-il.
Bien que dissoute, Memorial n'est pas totalement morte en Russie. "Il y a encore des gens extrêmement courageux qui font des excursions dans les lieux de mémoire de la plupart des villes de Russie. Ils installent des plaques commémoratives dans des appartements, où ont vécu autrefois des gens qui ont été assassinés à l'époque soviétique. Ce travail est tout à fait important et le but de la variante suisse de Memorial est de participer, de retrouver cette mémoire et aider les collègues en Russie", détaille Patrick Seriot.
Rôle de la langue
Le linguiste vaudois estime aussi que l'on sous-estime le rôle de la langue dans la compréhension du conflit russo-ukrainien. "Le rôle de la langue est fondamental en Europe orientale où la définition de l'identité collective passe par une ethnolinguistique, c'est-à-dire que pour Vladimir Poutine, tout endroit où les gens parlent russe, c'est la Russie. La comparaison est difficile mais s'impose: lorsque Adolf Hitler considérait que les citoyens tchécoslovaques germanophones étaient des Allemands avant d'être des citoyens tchécoslovaques", selon Patrick Seriot.
En Ukraine, le problème de la langue est extrêmement compliqué. "Il faut bien comprendre qu'à l'époque soviétique, les russophones avaient un avantage extrême sur les autres. Tout le monde devait parler russe, alors que les russophones avaient peu d'intérêt à parler les langues locales. Ils ont perdu cet avantage et ce privilège, alors ils râlent."
Un parallèle peut même être fait avec la Suisse, explique encore le professeur de linguistique slave: "C'est bien ennuyeux parce que l'immense majorité des gens que je connais en Russie sont persuadés que les Suisses romands sont une population française qui ne rêve que d'une chose: être récupérée par la République de l'autre côté du lac. On est devant un malentendu gigantesque et il est important de comprendre qu'à l'époque soviétique on faisait une distinction nette entre citoyenneté soviétique et nationalité. Cette distinction n'existe plus sur les papiers intérieurs, mais elle existe toujours dans la législation en Russie."
Propos recueillis par Frédéric Mamaïs
Adaptation web: Jérémie Favre
Un responsable jugé pour "discrédit" de l'armée russe
Le procès de l'un des responsables de l'ONG Memorial, Oleg Orlov, accusé d'avoir "discrédité" l'armée russe et qui risque jusqu'à cinq ans de prison, s'est ouvert début juin à Moscou, un nouvel épisode de la répression des voix critiques de l'offensive russe en Ukraine.
Figure de Memorial, colauréate du prix Nobel de la paix, Oleg Orlov, 70 ans, qui a critiqué à plusieurs reprises l'opération russe sur le territoire ukrainien, rejette toutes les accusations le visant.
"Je suis un défenseur des droits humains, j'ai eu affaire pendant de longues années avec des violations des droits humains et des normes du droit humanitaire dans la zone du conflit (...). Cela oblige", a déclaré Oleg Orlov à l'AFP à la veille de son procès.
"Quelqu'un pourrait se dire qu'il vaut mieux se taire. Mais toute ma vie et ma position m'ont toujours obligé et m'obligent à ne pas me taire", a-t-il souligné.
Oleg Orlov est accusé d'"activités publiques visant à discréditer" les forces armées russes, un article du code pénal utilisé contre les détracteurs du conflit en Ukraine -- un texte répressif qui a récemment encore été durci.