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Les Etats-Unis fracturés un an après la fin du droit fédéral à l'avortement

La cour suprême des Etats-Unis remettait en cause l'arrêt historique de 1973, dans lequel elle a reconnu le droit à l'avortement. [reuters - Evelyn Hockstein]
Bilan un an la remise en question du droit constitutionnel à l'avortement aux Etats-Unis / La Matinale / 4 min. / le 23 juin 2023
Loin d'éliminer les IVG, la volte-face historique de la Cour suprême des Etats-Unis sur l'avortement, il y a un an, a surtout créé un casse-tête infernal pour les femmes, une pagaille dans les tribunaux et un dilemme pour le parti républicain.

Le 24 juin 2022, a Cour suprême, profondément remaniée par Donald Trump, a annulé son arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit fédéral des Américaines à avorter et a rendu à chaque Etat sa liberté de légiférer.

>> Relire : La Cour suprême des Etats-Unis révoque le droit fédéral à l'avortement

Le jour-même, les premiers Etats interdisaient les interruptions de grossesse sur leur sol, forçant des cliniques à fermer en urgence ou à déménager sur des terres plus accueillantes.

Le 24 juin 2022, la Cour suprême a annulé son arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit des Américaines à avorter. [Keystone - Gemunu Amarasinghe - AP Photo]
Le 24 juin 2022, la Cour suprême a annulé son arrêt Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit des Américaines à avorter. [Keystone - Gemunu Amarasinghe - AP Photo]

Baisse des IVG limitée

Depuis, le pays est fracturé entre la vingtaine d'Etats ayant décrété des interdits ou de fortes restrictions, principalement dans le sud et le centre, et ceux des côtes qui ont adopté de nouvelles garanties.

L'impact global reste, d'un point de vue chiffré, limité: l'organisation professionnelle Society of Family Planning a recensé en moyenne 79'031 avortements par mois dans l'ensemble du pays de juillet 2022 à mars 2023, comparé à 81'730 en avril et mai 2022, soit une baisse de 3,3%.

"De nombreuses personnes continuent d'obtenir les avortements dont elles ont besoin, mais elles doivent faire face à davantage d'obstacles", résume Ushma Upadhyay, professeure en santé publique et gynécologie à l'Université de Californie à San Francisco, et coauteure de cette étude.

Impact psychologique et risques sanitaires

Les fermetures de cliniques dans une douzaine d'Etats ont poussé des dizaines de milliers de femmes à voyager. Laurie Bertram Roberts, la directrice du Mississippi Reproductive Freedom Fund, explique que les personnes les plus marginalisées de la société sont particulièrement concernées.

"Une grande partie de notre activité a toujours été consacrée aux victimes des violences domestiques, pour les aider à s'éloigner de leurs conjoints abusifs afin de pouvoir accéder aux soins abortifs", explique-t-elle.

De nombreuses cliniques ont dû fermer suite à la décision de la Cour suprême américaine de mettre fin au droit constitutionnel à l'avortement. [Reuters - Callaghan O'Hare]
De nombreuses cliniques ont dû fermer suite à la décision de la Cour suprême américaine de mettre fin au droit constitutionnel à l'avortement. [Reuters - Callaghan O'Hare]

"C'était déjà difficile quand il s'agissait de dissimuler un trajet vers une clinique de l'autre côté de la ville. Comment fait-on maintenant quand on parle de 20 heures aller-retour? On sait qu'il y a des personnes obligées de rester enceintes parce que même avec les aides financières, les obstacles pratiques étaient trop grands", poursuit-elle.

>> Relire : Aux Etats-Unis, l'Illinois devient une destination prioritaire pour les femmes qui veulent avorter

Au-delà du coût économique, obtenir un jour de congé ou expliquer son absence à ses proches n'est pas toujours simple. S'organiser repousse également l'intervention plus tard dans la grossesse, et peut avoir un impact psychologique, sans compter le risque sanitaire.

Dans une plainte, Anna Zargarian, une habitante du Texas, a raconté avoir perdu les eaux bien trop tôt pour que son foetus survive, mais avoir dû se rendre dans le Colorado pour l'expulser. Le vol fut "effrayant": "c'était comme jouer à la roulette russe: je pouvais faire une hémorragie, une infection ou entamer le travail à tout moment".

Au premier trimestre, les Américaines peuvent aussi avoir recours à la pilule abortive. Mais elle est illégale dans plusieurs Etats et les femmes qui s'en procurent sur internet ou via des réseaux d'aide "font face au risque d'être poursuivies en justice", note Ushma Upadhyay.

Quant à celles qui sont contraintes de mener leur grossesse à terme, il s'agit surtout "des plus pauvres parmi les plus pauvres", et compte tenu des profondes inégalités raciales dans le pays, souvent des femmes noires ou hispaniques, ajoute l'experte.

>> Voir aussi l'interview dans Forum d'Aline Held, historienne des Amériques et professeure honoraire à l'Université de Genève :

Révocation du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, un an après: interview d’Aline Helg (vidéo)
Révocation du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, un an après: interview d’Aline Helg (vidéo) / Forum / 5 min. / le 23 juin 2023

Avenir incertain

Pour Ushma Upadhyay, l'avenir est incertain. Depuis un an, de nombreux donateurs se sont mobilisés pour aider les femmes, "mais d'ici un an ou deux, ces efforts privés vont s'épuiser", prédit-elle.

De même, le paysage légal reste instable. Chaque loi restrictive a été contestée en justice et l'issue de la plupart des recours n'est pas encore connue, y compris dans des Etats peuplés du Sud comme la Géorgie ou la Caroline du Sud.

Mais la plus grande inconnue porte sur la pilule abortive. En avril, un juge fédéral a retiré l'autorisation de mise sur le marché de la mifépristone (RU 486), que l'Agence américaine du médicament (FDA) avait accordée en 2000 et qui a depuis été utilisée par plus de cinq millions de femmes.

Sa décision a été mise en pause par la Cour suprême mais une cour d'appel pourrait la valider prochainement.

>> Relire : La Cour suprême des Etats-Unis protège l'accès à la pilule abortive au niveau fédéral

Bataille politique

La bataille se poursuit aussi dans l'arène politique. Menés par le président Joe Biden, un catholique pratiquant longtemps frileux sur l'IVG, les démocrates ont fait de la défense du droit à l'avortement une de leurs priorités. Cette stratégie semble leur avoir évité la déroute annoncée aux élections de mi-mandat.

>> Relire : Avant les "midterms" américains, les démocrates capitalisent sur le droit à l'avortement

En effet, selon les dernières enquêtes d’opinion, environ trois Américains sur cinq désapprouvent la décision de la Cour suprême. Une nette poussée en faveur de l'avortement a pu être observée chez les démocrates et les électeurs indépendants.

Cet électorat a donc fait pencher la balance en faveur des candidats qui défendait l'accès à l'IVG lors des élections de mi-mandat. Et il reste mobilisé en vue des élections présidentielles l'année prochaine.

>> Ecouter les explications de Jordan Davis, correspondant à Washington, dans La Matinale :

Un an après la fin du droit constitutionnel à l'avortement, la société américaine est fracturée. [Keystone - Rogelio V. Solis - AP Photo]Keystone - Rogelio V. Solis - AP Photo
Il y a un an, la Cour suprême des Etas-Unis mettait fin au droit constitutionnel à l'avortement / Le Journal horaire / 1 min. / le 23 juin 2023

L'échec de référendums hostiles à l'avortement dans les très conservateurs Etats du Kansas et du Kentucky ont également tempéré les ardeurs des républicains. Pour satisfaire la droite religieuse, une composante essentielle de leur électorat, ils poussent au niveau local pour des législations très restrictives.

Soucieux de ne pas s'aliéner les électeurs modérés, ils sont en revanche plus réservés au niveau fédéral, malgré les pressions des grandes organisations anti-IVG.

>> Relire : L'avortement, le dossier qui fragilise les républicains lors des "Midterms"

Donald Trump, qui se vante d'avoir "enterré Roe v. Wade" en faisant entrer trois juges conservateurs à la Cour suprême, botte pour l'instant en touche.

edel avec afp

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Fausses cliniques

Un an après la décision de la Cour Suprême sur l’avortement aux Etats-Unis, ce droit est plus que jamais menacé, même dans des états démocrates, où les lois locales protègent l’accès à l’IVG.

A New York par exemple, une cinquantaine de fausses cliniques mènent le combat anti-avortement. C'est le cas du "Plan your parenthood", situé dans le Bronx , dont le nom rappelle celui du planning familial, le "Planned Parenthood".

Ces faux centres médicaux n'affichent pas clairement leur motivations, mais cherchent à dissuader les femmes à avoir recours à l'avortement en leur parlant des dangers de la pilule abortive et leur promettant de leur fournir des couches, une assurance maladie, du lait en poudre et même un logement gratuit, si elles décident de garder leur bébé.

Plusieurs organisations réclament des lois permettant d'encadrer le fonctionnement de ces "Centres pour grossesse non désirée" et de les obliger à être transparents sur leurs motivations.

>> Ecouter le reportage de Loubna Anaki, correspondante à New York, dans La Matinale :

Aux Etats-Unis, de fausses cliniques mènent le combat anti-avortement. [Reuters - Shannon Stapleton]Reuters - Shannon Stapleton
Aux Etats-Unis, de fausses cliniques mènent le combat anti-avortement / La Matinale / 2 min. / le 23 juin 2023