La Turquie de l'après-élection est une Turquie coupée en deux. Une moitié de la population rêve toujours de voir partir Recep Tayyip Erdogan, tandis que l'autre partie continue de le soutenir, soit par attachement personnel, voire identitaire, soit parce que c'est en lui seul qu'elle croie pour corriger ce qui ne va pas dans leur pays.
Ce phénomène n'a rien de nouveau. A toutes les élections des douze dernières années où il a mis son mandat de Premier ministre ou de président en jeu, Recep Tayyip Erdogan l'a emporté avec un peu plus, ou un peu moins, de 50% des suffrages.
En observant ses scores à la présidentielle, sa constance est flagrante. Le leader de l'AKP a été élu en 2014 avec 51,8%, réélu en 2018 avec 52,6%, et le 28 mai dernier avec 52,2%, malgré un rival soutenu par une très large alliance de partis d'opposition qui avaient mis de côté leurs divergences et leurs rivalités dans l'espoir de l'emporter.
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Un talent politique
Un mois après cet échec de l'opposition et à l'aube d'une troisième décennie au pouvoir pour Recep Tayyip Erdogan, la Turquie et sa société semblent plus divisées que jamais.
Pour le politologue Alper Yagci, enseignant à l'Université du Bosphore, ce phénomène n'est pas seulement sociologique, mais politique. "Il est vrai qu'en Turquie, d'un point de vue sociologique, il y une fracture sociétale, une polarisation. Mais cela ne veut pas dire qu'une partie de la société dispose d'une hégémonie écrasante par rapport à l'autre. On parle ici d'un 50-50, d'une moitié face à une autre. Et l'une des deux moitiés – toujours la même – parvient à obtenir les quelques points supplémentaires pour dépasser 50% et à gagner les élections. Je considère donc que la sociologie n'explique pas tout. Il y a là un talent politique et un leadership qui permettent à une moitié de faire la différence", explique-t-il dans l'émission Tout un monde.
Le constat de ce politologue est aussi une critique de l'opposition: "Après une défaite électorale, vous entendez souvent des explications du genre: 'De toute façon, cette société est comme ça… Il y a des préjugés qu'on ne pourra jamais changer.' Oui, il y a des préjugés. Mais encore une fois, on ne parle pas d'une hégémonie. On ne parle pas de la domination des trois quarts de la société sur le quart restant. La société est divisée en deux. Et dans les derniers mètres de la course politique, l'opposition n'arrive pas à être l'équipe qui court un peu mieux que son rival et parvient à le dépasser. C'est une situation qui se répète depuis longtemps."
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Stratégie de polarisation assumée
Diriger un pays avec 52% des voix, comme Recep Tayyip Erdogan le fait, cela aide à mobiliser sa base en période d'élections, car la victoire n'est pas assurée. Mais cela rend le pays plus difficile à gouverner, notamment cette autre moitié qui enchaîne les défaites.
Pour la politologue Seren Selvin Korkmaz, ce phénomène explique en partie pourquoi le président de 69 ans applique en permanence, de façon de plus en plus marquée – et en particulier avant des élections – une stratégie assumée de polarisation.
"Erdogan n'est pas devenu un leader autoritaire tout seul, en allant à l'encontre de la société. Il a construit son autoritarisme en obtenant le soutien d'une partie de la société. Il a toujours été aux urnes pour remettre son pouvoir en jeu et à chaque fois, il a obtenu le soutien d'une majorité. Mais tout en obtenant ce soutien, il a utilisé une chose: une politique identitaire, alliée au majoritarisme."
Et de poursuivre son analyse: "En Turquie, quand vous tenez un discours musulman sunnite et nationaliste turc, et quand dans le même temps vous ostracisez ceux qui ne le sont pas, vous êtes du bon côté de la majorité d'un point de vue identitaire. Erdogan a bénéficié de ça. Il a bénéficié de la polarisation."
A neuf mois d'élections locales qu'il considère comme cruciales – car il compte y reconquérir les grandes métropoles, Istanbul et Ankara –, Recep Tayyip Erdogan ne donne aucun signe d'apaisement… Et continue, dans ses discours, de jouer d'une Turquie contre l'autre.
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Anne Andlauer/jfe