Le 28 juin dernier, quatre jours seulement après la fin de la rébellion du groupe paramilitaire Wagner, Vladimir Poutine s'est offert un bain de foule dans la ville russe de Derbent, dans la république du Daghestan (sud).
Les images ont surpris, car le président continuait jusqu'alors à s'imposer une distance sociale, héritée de la pandémie de coronavirus. Pour de nombreux experts, elles étaient surtout censées montrer aux téléspectateurs que la Russie restait unie autour de son leader. Une opération de communication destinée aussi à contrer les vidéos prises à Rostov-sur-le-Don, où des applaudissements et de véritables ovations avaient été adressés aux membres de Wagner quittant la ville.
Pourtant, si le bain de sang a pu être évité au cours de cette rébellion armée, Vladimir Poutine en est sans doute sorti affaibli, de l'avis de nombreux analystes et officiels occidentaux s'exprimant sous couvert d'anonymat. En s'approchant en l'espace d'une journée seulement à quelques centaines de kilomètres de la capitale, les hommes d'Evguéni Prigojine ont mis en lumière des failles sécuritaires béantes.
Le Kremlin chercherait donc actuellement à savoir comment une telle épopée a pu se produire et de quels soutiens internes Evguéni Prigojine a bénéficié. C'est dans ce cadre-là que Sergueï Sourovikine serait entré dans la ligne de mire du pouvoir.
Un leader apprécié de Prigojine
Connu pour la brutalité de ses méthodes, qu'il a notamment appliquées en Syrie en tant que commandant du groupe des forces russes, Sergueï Sourovikine est souvent surnommé "général Armageddon" par la presse de son pays.
Derrière cette image d'homme dur se cache toutefois un militaire souvent jugé compétent. A la tête des opérations militaires en Ukraine d'octobre 2022 à février 2023, il a notamment permis un retrait ordonné des troupes russes à Kherson (sud), qui faisaient face à une poussée ukrainienne et risquaient l'encerclement. Il s'est également occupé de renforcer les lignes de défense dans le sud et l'est de l'Ukraine.
Populaire auprès des soldats, Sergueï Sourovikine est aussi l'un des rares à avoir échappé aux diatribes d'Evguéni Prigojine, pourtant toujours prompt à critiquer le commandement de l'armée russe.
Evguéni Prigojine et Sergueï Sourovikine avaient par ailleurs déjà collaboré en Syrie. Le leader du groupe Wagner l'avait alors décrit comme le commandant le plus compétent de l'armée russe.
En Ukraine, les deux hommes ont également travaillé en bonne entente. Sergueï Sourovikine a été décrit à plusieurs reprises comme la personne qui permettait d'aplanir en partie les différends entre Wagner et le commandement de l'armée régulière. Une position qui ne l'a pas empêché d'émettre lui aussi à plusieurs reprises des critiques sur la façon dont le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef de l'état-major général des forces armées Valeri Guerassimov conduisaient la guerre.
Que savait Sergueï Sourovikine?
Le samedi 24 juin, alors que les troupes Wagner avançaient vers Moscou, Sergueï Sourovikine a publié un message vidéo qui exhortait les paramilitaires à s'arrêter, arguant que cela ne profiterait qu'à l'ennemi ukrainien.
Le langage corporel du général, associé à l'absence d'épaulettes sur son uniforme, une chose rare pour un militaire de son rang, ont laissé planer un doute. Sergueï Sourovikine s'exprimait-il tout à fait librement au moment où a été tournée cette vidéo? Il s'agit en tout cas jusqu'à présent de sa dernière apparition publique.
Trois jours plus tard, le New York Times annonçait dans un article explosif que Sergueï Sourovikine aurait été mis au courant en amont des plans de rébellion d'Evguéni Prigojine, prenant la décision de ne rien dire à sa hiérarchie. Une accusation démentie plus tard par Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin. "Il y aura beaucoup de spéculations diverses, de commérages, autour de ces événements, je pense que c'est l'un de ces exemples", a-t-il expliqué au quotidien new-yorkais.
Les interrogations n'ont pourtant pas cessé. Jeudi, le Financial Times a ainsi annoncé que le général était bel et bien détenu par les services de sécurité, citant des sources anonymes au sein des cercles de pouvoir russes et des responsables gouvernementaux occidentaux. Le Moscow Times a lui aussi affirmé que Sergueï Sourovikine avait été arrêté.
Questionné à ce propos, Dmitri Peskov a cette fois-ci botté en touche, demandant aux journalistes de s'adresser directement auprès du ministère de la Défense.
Pour le centre de réflexion américain Institute for the Study of War (ISW), cette réaction suggère que le général Sourovikine est peut-être bel et bien interrogé en ce moment, les responsables russes se refusant généralement à commenter "des enquêtes en cours".
De possibles incertitudes au Kremlin
Les informations concernant le sort du général Sourovikine restent toutefois encore parcellaires. A-t-il vraiment été arrêté? A-t-il été mis en détention ou tout simplement été interrogé et si oui, en tant qu'accusé ou comme témoin?
Des révélations troublantes continuent toutefois à surgir dans la sphère médiatique. Le célèbre journaliste russe Alexeï Venediktov, ancien rédacteur en chef de la radio l'Echo de Moscou, rapporte par exemple que l'adjoint du général Sourovikine, le colonel général Andreï Youdine, a été démis de ses fonctions au sein des forces armées russes.
La chaîne CNN annonce quant à elle, en se basant sur un rapport de Dossier Center, une organisation de hackers financée par l'opposant politique Mikhaïl Khodorkovski, que Sergueï Sourovikine serait un membre honoraire du groupe Wagner, disposant même d'un badge personnel, au même titre qu'une trentaine de généraux et fonctionnaires russes.
Les experts mettent toutefois en garde face à ce flot d'informations qui ne peuvent pour l'instant pas être confirmées. Pour certains d'entre eux, comme Mark Galeotti, spécialiste de la politique russe, il faut aussi soupeser la possibilité d'une campagne de propagande. "Sergueï Sourovikine n'est pas quelqu'un de bien, mais c'est un général dangereusement compétent. Suggérer qu'il pourrait être un complice de Prigojine serait un bon moyen pour empêcher son retour en Ukraine", écrit-il notamment sur Twitter.
Dans leur article, les journalistes du New York Times eux-mêmes semblent être conscients du risque de se baser sur des sources pro-ukrainiennes. "Les responsables américains ont intérêt à diffuser des informations qui sapent la réputation du général Sourovikine, qu'ils considèrent comme plus compétent et plus impitoyable que les autres membres du commandement. Son retrait profiterait sans aucun doute à l'Ukraine", écrivent-ils.
Mais la communication du Kremlin pose elle aussi question. Incapable de démentir immédiatement les accusations à l'encontre d'un général emblématique, Moscou dévoile peut-être ses propres incertitudes.
Vladimir Poutine sait-il vraiment qui a fait partie de l'insurrection? Quels membres de l'armée et des services de renseignement ont laissé faire Evguéni Prigojine? Une réponse affirmative à cette question aurait sans doute conduit à des sanctions immédiates, communiquées publiquement.
Tristan Hertig