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Pourquoi des quartiers populaires s'embrasent-ils en France?

Des émeutes ont éclaté dans toute la France après la mort de Nahel, un adolescent de 17 tué par un policier à la suite d'un refus d'obtempérer à Nanterre, près de Paris. [AFP - Philippe Lopez]
Des émeutes ont éclaté dans toute la France après la mort de Nahel, un adolescent de 17 tué par un policier à la suite d'un refus d'obtempérer à Nanterre, près de Paris. - [AFP - Philippe Lopez]
La France se remet tout juste de plusieurs nuits d'émeutes après la mort de Nahel, un adolescent de 17 ans tué par un policier. Alors que la classe politique s'écharpe sur leurs circonstances, des explications à cet embrasement des quartiers populaires s'esquissent.

En France, la mort de Nahel lors d’un contrôle routier le 27 juin dernier à Nanterre, près de Paris, a provoqué un important soulèvement populaire. Dès la nuit tombée, des émeutes ont éclaté en réaction au décès du jeune Nanterrien et se sont poursuivies les jours suivants, en Ile-de-France d’abord, puis dans la plupart des villes du pays.

Des véhicules et des poubelles ont été incendiés, des bâtiments brûlés ou dégradés et des lieux étatiques et administratifs pris pour cible. Des pillages de commerces ont également été constatés. Ces événements ne sont pas restés sans réponse de l’Etat français et des forces de l’ordre: un dispositif policier répressif inédit a été mis en place avec quelque 45'000 agents et des unités d’élite mobilisés.

Dans la nuit de dimanche à lundi, après cinq nuits de révolte consécutives, une accalmie s'est esquissée et l'intensité des violences nocturnes a ensuite décru peu à peu avant un retour au calme jeudi.

Comment expliquer ce soulèvement émanant majoritairement des quartiers populaires, dont l’ampleur a dépassé en cinq jours le bilan des trois semaines d’émeutes qu'a connues la France en 2005, après la mort à Clichy-sous-Bois de deux adolescents lors d’un contrôle policier?

Les armes à feu davantage utilisées

Le décès de Nahel a agi dans le pays comme un détonateur. Il fait résonner les noms d'autres jeunes qui, avant lui, sont aussi morts dans le cadre d'une intervention de la police. L'adolescent de Nanterre, au volant d’une voiture lorsqu'il a été contrôlé, a succombé à un tir après un refus d'obtempérer. Ce drame s'ajoute à une longue liste de pratiques policières jugées disproportionnées et discriminatoires, menant à des tragédies similaires.

En 2017, une modification de loi du Code de sécurité intérieure (CSI) français a assoupli les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre peuvent faire usage de leur arme. Cette réforme a donné la possibilité aux agents d’ouvrir le feu même hors de la légitime défense. Et depuis, selon un recensement de France Info basé sur les données fournies par l'Inspection générale de la Police nationale (IGPN), les forces de l’ordre, et la police en particulier, sont plus nombreuses à faire usage de leur arme qu'auparavant. Entre 2017 et 2022, 967 coups de feu - mortels et non mortels - ont été tirés sur des véhicules en mouvement, contre 596 entre 2012 et 2016, soit une hausse de 35%. Une augmentation de 47% en une année peut même être observée en 2017 par rapport à l’année précédente, détaille le média.

Cinq fois plus de personnes ont par ailleurs été tuées par des tirs policiers visant des individus dans des véhicules en mouvement depuis cette nouvelle législation, ont constaté des chercheurs dans une étude publiée dans la revue de sciences humaines Esprit. A titre de comparaison, il y a eu un tir mortel en dix ans en Allemagne, alors qu'on en compte seize depuis un an et demi en France, souligne Sebastian Roché, politologue spécialiste des questions de police au CNRS et co-auteur de l’étude.

Le site d’information indépendant Basta, qui compile des données sur les personnes tuées par les forces de l’ordre françaises, faute d’instrument de mesure officiel, dénombre depuis 2017 26 victimes de tirs policiers mortels "alors qu'elles tentaient d’échapper à un contrôle ou une interpellation, à bord de leur véhicule", contre 17 personnes tuées entre 2002 et 2017. Selon Basta, cette hausse incombe principalement à l’action des policiers, les gendarmes, déjà autorisés à utiliser leur arme dans les mêmes conditions avant la modification de loi, semblant avoir gardé les mêmes pratiques depuis son entrée en vigueur.

Une police toujours plus hostile

La législation à elle seule ne suffit pas à expliquer la hausse de ces tirs mortels. Les autorités politiques et les syndicats de police pointent une augmentation des refus d’obtempérer comme principale raison à ce phénomène. Un rapport de l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière (Onisr) fait état en 2021 de 5247 refus d’obtempérer "exposant autrui à un risque de morts ou de blessures", soit une augmentation de 51,7% par rapport à 2017, calcule France Info.

Une explication qui ne convainc pas Sebastian Roché: "Il y a une augmentation [des refus d’obtempérer], mais ce n’est pas du tout la submersion dont parlent certains. Ce n’est pas suffisant pour expliquer l’augmentation des tirs mortels. D’autant qu'elle n’est notable que chez la police nationale et non dans la gendarmerie. Si le refus d’obtempérer était une cause déterminante, elle aurait les mêmes conséquences en police et en gendarmerie", analyse-t-il dans une récente interview accordée au Temps.

En parallèle, les contrôles policiers, parfois arbitraires et hostiles, se sont renforcés ces dernières années et sont venus envenimer des rapports déjà tendus entre les forces de l'ordre et les quartiers populaires, en particulier avec les jeunes hommes. Pour de nombreux observateurs et acteurs sur le terrain, ces relations s'inscrivent dans une histoire coloniale et raciste, dont les habitantes et habitants de ces quartiers, où se concentrent des populations issues de l’immigration, ont hérité.

Plusieurs organisations, dont l’ONU, ont d'ailleurs à maintes reprises dénoncé les violences policières - qui ne se limitent désormais plus aux quartiers populaires - et le racisme de la police en France, notamment sur la question des contrôles au faciès. L'Etat a même été condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour des faits de violence policière.

>> Relire à ce sujet : Les suspicions de violences policières sont en nette hausse en France et "Violence policière" et "interpellations arbitraires" dénoncées lors des manifs en France

Les forces de l'ordre, elles, interprètent la situation différemment, souvent à l'unisson avec le gouvernement: le durcissement de leurs actions et de la répression est la réponse inévitable à une violence qui serait devenue débridée et une mentalité "anti-autorités". A tout cela s'ajoute un manque de formation des agents de police qui inquiète jusque dans les rangs même de l'institution.

Une colère visant les symboles du pouvoir

Dans ce contexte, la mort de Nahel est vécue comme une énième injustice infligée aux quartiers populaires et sa population. L'émoi provoqué par le drame s'est couplé au soupçon de mensonge policier: le rapport de police, dont la presse s'est faite l'écho, indique que le jeune conducteur a essayé de repartir en fonçant sur le policier inculpé, faisant état d'un tir de légitime défense, une version que la vidéo de la scène filmée par une passante dément.

La vive émotion s'est ainsi rapidement transformée en contestation, qui a éclaté chez certains jeunes de manière violente. Des voitures, des commissariats mais aussi des bâtiments publics et administratifs tels que des écoles, des centres sociaux ou des mairies ont été visés, afin de protester "contre un manque de justice, de vérité, la discrimination et le racisme", résume au micro de la RTS le sociologue et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris Michel Wieviorka.

>> L'analyse de Michel Wieviorka dans Forum :

Quel est le mécanisme de la contagion des émeutes en France? Interview de Michel Wieviorka
Quel est le mécanisme de la contagion des émeutes en France? Interview de Michel Wieviorka / Forum / 4 min. / le 3 juillet 2023

Ces adolescents révoltés, souvent très jeunes, "se tournent contre les institutions qui ne tiendraient pas les promesses de la République et les commissariats de police qui incarneraient cette République, dans ce qu'elle a d'abstrait et de mensonger". Puis, dans un second temps, "tout se mélange: ceux qui sont émus et en colère au début ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui vont piller les magasins ou s'en prendre à la maison personnelle d'un élu", analyse Michel Wieviorka.

Une rage collective qui, à la différence des émeutes de 2005, s'est propagée sur tout le territoire français grâce au numérique et à la viralité des images. "La mort du jeune Nahel a servi d'exutoire à une partie de notre jeunesse" pour manifester sa colère et son amertume, note Driss Ettazaoui, vice-président de l'association Maires Ville et Banlieue de France, dans le 19h30.

>> Lire aussi : Le rôle des réseaux sociaux lors des émeutes des casseurs

Alors qu'une grande partie de la classe politique condamne les actions des émeutiers en les réduisant à des délits, appelant pour certains à durcir les sanctions et la répression, d'autres y voient des actes éminemment politiques et une réponse à la violence par la violence.

Un délaissement des quartiers

Cette colère puiserait également ses racines dans un ras-le-bol administratif et socio-économique. Les quartiers populaires cumulent les difficultés, confrontés notamment à un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne nationale, une pauvreté plus importante et un taux de réussite scolaire plus faible.

Erwan Ruty, responsable associatif qui travaille depuis longtemps dans et sur les banlieues, estime que la nouvelle flambée de violences qu'a connue la France ces derniers jours n'a rien d'une surprise. "La situation n'ayant guère évolué, sauf en négatif pour la majorité des gens dans les quartiers, on pouvait penser que les mêmes causes produiraient les mêmes effets, à savoir que les rapports de plus en plus tendus avec la police et la déliquescence croissante des autres services publics allaient provoquer un jour ce genre de phénomènes", relève-t-il dans l'émission Tout un monde.

>> En lire plus : Erwan Ruty: "Si on veut la désescalade dans les banlieues, il faut complètement changer de logiciel"

En l'espace de vingt ans, 45 milliards d'euros ont été investis dans les banlieues. Pourtant, les améliorations ne semblent toujours pas visibles. La plupart de ces investissements ont été dirigés vers le bâti. Des travaux de rénovation et de construction la plupart du temps indispensables, mais qui ne sont, d'après Erwan Ruty, pas le coeur du problème: "Tout l'argent est mis sur de gros programmes qui sont très visibles, mais sur l'humain, on ne met quasiment rien", regrette-t-il. Centres sociaux, structures d'éducation populaire, maisons de quartier, l'argent manquerait cruellement pour les acteurs de terrain.

>> L'interview d'Erwan Ruty dans Tout un monde :

Des policiers pendant les manifestations liées à la mort de Nahel. [Keystone - AP Photo/Lewis Joly]Keystone - AP Photo/Lewis Joly
Banlieues françaises: "Il faut plus investir dans l'humain". Interview d’Erwan Ruty / Tout un monde / 11 min. / le 4 juillet 2023

Nicolas Bancel, historien français spécialiste de l'histoire coloniale et professeur à l'Université de Lausanne, abonde: "Historiquement, des opérations d'amélioration ont été financées dès la fin des années 1970. L'action de l'Etat n'a donc pas été inexistante. Mais dans un double mouvement, il se désengageait, les postes et les casernes, par exemple, désertant les cités. Malgré des politiques publiques, tout ce qui pouvait avoir un rôle social structurant s'est effondré. La ghettoïsation s'est accentuée", commente-t-il dans un entretien au Temps.

Une impasse politique et sociale

Face à ce qui est nommé la "crise des banlieues", la classe politique patine. Les révoltes qui ont éclaté après la mort de Nahel ont ravivé le clivage gauche-droite et les camps s'écharpent. Plusieurs politiciens pointent notamment la responsabilité des parents. Une appel repris dans un premier temps par le président Emmanuel Macron, qui envisage de "sanctionner financièrement" les familles - une sorte de tarif minimum dès la première infraction commise par leur enfant - puis par plusieurs ministres et préfets, demandant aux parents d'être plus fermes avec leurs enfants en les empêchant de sortir la nuit.

Ainsi, le ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti a suggéré aux parents de "tenir leurs gosses" et le préfet du département de l'Hérault Hugues Moutouh a déploré des "enfants élevés comme des herbes folles" et préconisé la méthode "deux claques et au lit".

>> Ecouter l'interview de Christine Castelain Meunier dans Forum :

Le rôle de l'éducation des garçons dans les émeutes en France: interview de Christine Castelain Meunier
Le rôle de l'éducation des garçons dans les émeutes en France: interview de Christine Castelain Meunier / Forum / 8 min. / le 9 juillet 2023

Pour Fabien Truong, sociologue et ancien professeur en banlieue parisienne, ces phrases stigmatisantes sont loin de refléter la situation de ces quartiers: "Une bonne partie des parents dans les quartiers populaires travaillent de nuit, dans un travail peu rémunéré et précaire. C'est parfois difficile d'être présent dans ce contexte-là avec des adolescents. Ce discours sur la volonté et le fait qu'il y aurait des parents démissionnaires qui ne veulent pas [s'impliquer dans l'éducation de leurs enfants], c'est très loin de la réalité", juge-t-il dans La Matinale de la RTS.

Le gouvernement français a également évoqué des mesures sur la régulation des réseaux sociaux et leur potentiel blocage en cas de nouvelles émeutes. La proposition n'a pas manqué de faire réagir, notamment à gauche qui dénonce une pratique digne des régimes autoritaires. Des confrontations politiques qui traduisent encore davantage l'impasse sociale dans laquelle semble se trouver la France.

>> L'interview de Fabien Truong dans La Matinale :

L'invité de La Matinale (vidéo) - Fabien Truong, sociologue de la jeunesse des banlieues françaises
L'invité de La Matinale (vidéo) - Fabien Truong, sociologue de la jeunesse des banlieues françaises / L'invité-e de La Matinale (en vidéo) / 15 min. / le 10 juillet 2023

Isabel Ares

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