"Les orques frappaient le gouvernail, poussaient le bateau": un équipage suisse témoigne
"Les orques sont là!" Yves Dutour est sur le pont quand il avertit son fils. Deux épaulards attaquent leur bateau. En juin dernier, père et fils naviguent depuis le port de Lorient, en France, en direction de la Méditerranée. Les deux Vaudois se trouvent dans le détroit de Gibraltar. Leur bateau est chahuté, poussé par les orques.
"Au début, c’est fascinant d’observer ces animaux, de les voir de si près. Puis, cela devient plus inquiétant pour le bateau. Les orques frappaient le gouvernail, poussaient le bateau. On se sent impuissant", témoigne Jules Dutour, de retour chez lui à Bonvillars. L’attaque dure près de 15 minutes, puis les orques repartent comme elles sont venues: sans raison, sans explication. Le bateau des Vaudois peut continuer son périple sans dégât apparent.
Un navire suisse coulé
Un mois plus tôt, un autre bateau suisse a eu moins de chance. Le voilier, nommé "Champagne", est attaqué en pleine nuit. A son bord se trouvent des élèves de l’Ecole de haute mer de Saint-Gall. Ils effectuent leurs 1000 milles nautiques nécessaires à leur permis mer. Pendant une heure et demie, trois orques s’acharnent sur leur embarcation.
"Il y avait deux petites orques et une plus grande. Ils ont attaqué en pleine nuit le bateau. Les deux plus petites donnaient des coups sur le gouvernail, tandis que la plus grande prenait régulièrement de l'élan pour percuter le bateau", explique Christoph Winterhalter. Le président du Hochseezentrum a coordonné les secours depuis la base de l’école à Saint-Gall.
"Les coups ont fini par abîmer l’axe du gouvernail. Il a fallu avertir les secours, car de l’eau s’infiltrait dans le bateau et menaçait de couler". Un hélicoptère et un bateau des garde-côtes arrivent à temps pour sauver l’équipage. Aucun blessé n’est à déplorer, mais le bateau "Champagne" coule au large du port de Barbate, en Espagne.
Un phénomène nouveau
Au total, il y a eu près de 500 interactions entre des bateaux et des orques. La presse espagnole a relayé le naufrage de trois bateaux de plaisance. Plusieurs petites embarcations de pêcheurs marocains auraient également coulé.
Le phénomène est nouveau. Il a été observé pour la première fois durant l’été 2020. C’est également une situation unique géographiquement. Presque toutes ces interactions ont eu lieu au sud de l’Espagne, dans le détroit de Gibraltar.
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Dans les ports de la région, les hypothèses sont nombreuses pour expliquer ces attaques. Certains parlent de la vengeance d’une orque. Une femelle, nommée Gladis, aurait été heurtée par un navire, ou empêtrée dans un filet de pêche. Un événement qui aurait déclenché ce comportement agressif qui s'est depuis propagé à d'autres orques. La rumeur veut qu’elle ait appris à ses petites à attaquer les bateaux pour se venger.
Les orques interagissent avec l’être humain et cela impacte leur comportement
D'autres marins supposent qu'il pourrait s'agir d'une conséquence de la pandémie de coronavirus: après le confinement et le calme intermittent dans les mers, les animaux pourraient être stressés par la recrudescence du bruit et se défendre de cette manière.
Une forme de jeu?
Pour le biologiste marin Renaud de Stephanis, la théorie la plus probable est tout autre. Ce spécialiste des orques ibériques pense qu'il s’agirait d’une forme de jeu aux conséquences dangereuses pour les voiliers et les petites embarcations. Le scientifique est à la tête d’une équipe de recherche qui étudie les orques et cherche des solutions face à ces attaques.
Son équipe considère que ces interactions sont le fruit d’un comportement acquis par imitation. Un comportement de jeu qui s’est transmis au début chez les petits, alors que les mamans chassent. Un jeu qui peut être parfois cruel.
Ces attaques sur les bateaux rappellent les nombreuses vidéos filmées pour des documentaires animaliers, où l’on voit des orques traquer une proie comme un chat joue avec une souris.
Une structure matriarcale
Au large de Gibraltar, 63 orques ont été identifiées par les biologistes marins. Ces animaux protégés vivent et chassent en groupe dans une structure matriarcale. Ces orques sont régulièrement en contact avec les bateaux de pêche ou les navires d’observation des baleines.
Il y a une grande densité de bateaux, de cargos et de bateaux militaires. "Nous n’avons pas de certitude sur les raisons exactes de l’apparition de ce comportement. Les orques interagissent avec l’être humain et cela impacte leur comportement. Ces dernières années, seule une poignée d’orques attaquaient les bateaux. Il semble que ce comportement se soit transmis à l’ensemble des orques de la région", explique Renaud de Stephanis.
Pour les êtres humains, il n’y a pas de risque immédiat de se faire dévorer par une orque. Malgré leur surnom de "baleines tueuses", elles ne tuent pas les humains, en tout cas pas dans son milieu naturel. On connaît en revanche des cas d’orques en captivité qui se sont retournées contre leurs dresseurs.
Des superprédatrices
Reste que les orques sont des superprédatrices impressionnantes. Elles sont capables de chasser en groupe des baleines ou des grands requins blancs.
Grâce à un système de balises de localisation, les scientifiques ont pu cartographier les déplacements des orques ibériques. Dans la région de Gibraltar, les 63 orques identifiées restent dans la même zone durant de nombreux mois. Elles se nourrissent de thon.
Les balises indiquent qu’une partie du groupe d’orques remonte le long des côtes atlantiques jusqu’en Bretagne. Afin d’aider les navigateurs, les scientifiques ont mis en ligne des cartes détaillées des zones où se trouvent les orques. Des routes de transits sont conseillées pour la navigation.
Ces cartes, ainsi que des conseils aux navigateurs sont mis à disposition des marins sur le site internet des autorités maritimes espagnoles. Un protocole en cas de contact avec des orques donne les bons réflexes. Il est recommandé aux bateaux de ne pas s’arrêter en cas d’attaque d'orque. Il faut quitter au plus vite la zone occupée par le mammifère.
François Ruchti/vkiss