Le 8 octobre 2022, un jour après l'anniversaire de Vladimir Poutine, un camion piégé explose sur le pont de Crimée, détruisant une partie de l'ouvrage et provoquant l'incendie de plusieurs wagons-citernes. Ce n'est qu'au mois de février 2023, après de multiples travaux, que la Russie rouvre entièrement le pont à la circulation.
Plus de neuf mois après cette première attaque, Kiev a donc décidé de viser à nouveau cette infrastructure, qu'on appelle aussi pont de Kertch. Si les dégâts semblent être moins étendus qu'au mois d'octobre, l'opération montre l'importance pour l'Ukraine de s'en prendre à ce pont. Elle atteste peut-être également de nouvelles capacités pour frapper la Russie plus en profondeur.
L'un des points névralgiques de la logistique russe
Cette seconde attaque, qui a provoqué la mort de deux civils et fait une blessée, a été qualifiée par Vladimir Poutine "d'acte terroriste du régime de Kiev". Le président russe a ajouté qu'il n'y avait aucune raison de frapper ce pont, car il n'était plus utilisé depuis longtemps pour le transport militaire.
Mais ces propos ont très rapidement été contredits par de nombreux experts et officiels. "Tous les problèmes logistiques sont des complications supplémentaires pour les occupants, ce qui crée des avantages potentiels pour les forces de défense ukrainiennes", a résumé auprès de la radio publique ukrainienne Andriy Yusov, un représentant du ministère ukrainien de la Défense.
Disposant d'une section routière à quatre voies, mais aussi d'une voie ferrée, le pont de Crimée sert non seulement à transporter des passagers de la Russie continentale à la péninsule annexée, mais est aussi essentiel pour le transport de marchandises: carburant, nourriture et autres produits.
Interrogé mardi par la station américaine Radio Free Europe, l'analyste militaire ukrainien Pavlo Lakiychuk explique que ce pont "a été et reste l'une des principales artères d'approvisionnement des forces russes dans le sud de l'Ukraine" et qu'il continue à être utilisé pour transporter de l'équipement militaire lourd et des munitions, telles que des obus d'artillerie.
Pour cet expert, même une fermeture partielle du pont pendant quelques heures peut profiter à Kiev et réduire le nombre d'obus tirés sur les troupes ukrainiennes.
La dangereuse route du sud
Si des attaques sur le pont de Crimée peuvent donc permettre de ralentir la logistique russe sur le front sud, le rendre complètement impraticable pour une longue durée pourrait encore avoir une toute autre portée.
L'édifice est le seul qui relie directement la Russie à la péninsule ukrainienne de Crimée. S'il n'était plus utilisable pour les trains ou les camions, il ne resterait à la Russie que deux solutions pour approvisionner suffisamment la péninsule et le sud de l'Ukraine occupée.
La première consisterait à utiliser massivement des ferrys pour rejoindre la Crimée, une tâche difficile tant les vents violents sont fréquents dans le détroit et rendent imprévisibles ces transits.
La seconde serait de renforcer les capacités des liaisons ferroviaires et surtout routières dans le sud de l'Ukraine, le long de la côte de la mer d'Azov. Le ravitaillement russe, en plus de prendre beaucoup plus de temps qu'en passant par le pont, se rapprocherait dangereusement des lignes de front, à la portée de l'artillerie ukrainienne.
Selon plusieurs médias russes, certains camionneurs refusent déjà depuis le mois de juin de voyager de la Russie jusqu'à la Crimée en passant par les zones occupées du sud de l'Ukraine, pour des raisons de sécurité.
Un pont symbole
Si les attaques sur le pont de Crimée ont donc un véritable sens tactique pour l'armée ukrainienne, elles comportent aussi une haute portée symbolique.
Inauguré en 2018 en grande pompe, l'édifice de 19 kilomètres de long, qui en fait le plus long pont du continent européen, est vu comme une véritable fierté à Moscou. Il est censé symboliser le point final du rattachement de la Crimée à la Russie, tout en marginalisant l'accès de l'Ukraine à la mer Noire.
Le jour de l'inauguration, Vladimir Poutine avait d'ailleurs fait sensation en conduisant lui-même un camion avec, à sa suite, des dizaines de poids lourds. "A plusieurs moments de l'histoire, même sous les tsars, les gens rêvaient que ce pont soit construit. Ils ont aussi essayé dans les années 30, 40 et 50. Mais grâce à votre talent, ce miracle a eu lieu", avait-il notamment déclaré ce jour-là.
Le président russe voit donc ce pont qui a coûté près de 4 milliards de dollars comme un accomplissement, une correction de l'histoire. Et lorsque ce dernier a été attaqué au mois d'octobre 2022, les représailles ont été immédiates. Le Kremlin a fait lancer plus de 75 missiles de croisière sur des infrastructures et zones d'habitations d'une vingtaine de villes ukrainiennes.
Quelques heures après cette deuxième attaque, la Russie a cette fois-ci annoncé qu'elle ne reconduirait pas l'accord conclu pour permettre l'exportation de céréales ukrainiennes. Coïncidence ou réaction? Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, a indiqué que cette décision n'était pas liée à l'attaque sur le pont.
De nouvelles capacités ukrainiennes?
Alors que l'offensive ukrainienne peine à avancer face aux défenses russes, notamment dans le sud du pays, cette attaque sur le pont de Crimée pourrait aussi révéler de nouvelles capacités militaires pour Kiev.
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Plusieurs experts estiment en effet que cette opération nocturne, apparemment fruit d'une collaboration entre la marine ukrainienne et les services secrets ukrainiens (SBU) démontre une montée en gamme.
L'Ukraine a commencé à utiliser des drones navals au mois d'octobre dernier, notamment pour attaquer Sébastopol, en Crimée. Mais le pont de Crimée se trouve à près de 600 km de la rive contrôlée par l'Ukraine la plus proche et est entouré de nombreux moyens de défense. Il pourrait donc s'agir de la frappe à longue portée la plus significative infligée par des drones navals ukrainiens.
Tristan Hertig