Publié

Le manque de coordination et de défense antiaérienne freine la contre-attaque ukrainienne

Des militaires ukrainiens se préparent à tirer vers des positions russes à l'aide d'un obusier, quelque part dans l'est de l'Ukraine, le 20 juillet 2023. [reuters - Oleksandr Ratushniak]
Des militaires ukrainiens se préparent à tirer vers des positions russes à l'aide d'un obusier, quelque part dans l'est de l'Ukraine, le 20 juillet 2023. - [reuters - Oleksandr Ratushniak]
Selon les derniers bilans, l'Ukraine aurait repris depuis le début de sa contre-offensive en juin entre 180 et 250 km2 de territoire. Pour expliquer sa lente avancée, Kiev pointe du doigt le manque de matériel, notamment aérien. Pour les experts, les causes sont cependant plus complexes et concernent aussi un manque de coordination des troupes.

Dans les deux premières semaines de sa contre-offensive dans l'est et surtout le sud du pays, jusqu'à 20% des armes ukrainiennes engagées dans les combats ont été endommagées ou détruites, selon des responsables américains et européens. Un lourd bilan qui comprend notamment des chars occidentaux, les Leopard, et des véhicules blindés de transport de troupes, les fameux Bradley américains.

Des militaires ukrainiens de la 47e brigade mécanisée utilisent un véhicule de combat d'infanterie M2 Bradley près d'une ligne de front, dans la région de Zaporijjia (sud-est), le 26 juin 2023. [reuters - Serhii Nuzhnenko]
Des militaires ukrainiens de la 47e brigade mécanisée utilisent un véhicule de combat d'infanterie M2 Bradley près d'une ligne de front, dans la région de Zaporijjia (sud-est), le 26 juin 2023. [reuters - Serhii Nuzhnenko]

A la faveur d'un changement tactique qui a vu les troupes ukrainiennes se concentrer davantage sur l'attrition des forces ennemies – une stratégie privilégiant l'usure de l'armée adverse et de ses réserves plutôt que la progression en terrain ennemi essentiellement à l'aide de l'artillerie, le taux de pertes matérielles est tombé à 10% les semaines qui ont suivi, selon ces mêmes responsables.

Livrées par Washington et récemment utilisées par les forces ukrainiennes, les armes à sous-munitions auraient d'ailleurs pour but de maintenir la cadence de tirs ukrainienne alors que la production d'obus occidentale peine à suivre.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la décision des Etats-Unis de livrer des armes à sous-munitions à l'Ukraine :

Les Etats-Unis vont livrer des armes à sous-munitions à l'Ukraine malgré les risques pour les civils
Les Etats-Unis vont livrer des armes à sous-munitions à l'Ukraine malgré les risques pour les civils / 19h30 / 2 min. / le 8 juillet 2023

L'attrition aurait donc avant tout pour objectif de préserver du matériel, mais aussi des hommes. "Nous ne pouvons pas utiliser des tactiques de 'hachoir à viande' comme le font les Russes [...] Pour nous, la chose la plus précieuse est la vie et la santé de nos soldats. C'est pourquoi notre tâche est de réussir au front, tout en protégeant des vies", a résumé dans une interview récente au Washington Post Oleksiy Reznikov, ministre ukrainien de la Défense.

Pour les chefs militaires ukrainiens, c'est avant tout le manque d'équipements, essentiellement aériens, qui expliquerait les lenteurs de l'offensive et le manque de mouvements. Plusieurs d'entre eux ont souligné que jamais les militaires occidentaux ne tenteraient une opération offensive de cette envergure sans un soutien aérien suffisant. Le général Valeri Zaloujny, commandant en chef des forces armées d'Ukraine, a notamment exprimé à de nombreuses reprises sa frustration de devoir pour l'instant se battre sans avions de combat F-16, sur lesquels les Etats-Unis n'ont que récemment accepté d'autoriser la formation de pilotes ukrainiens.

>> Relire à ce propos : Joe Biden ouvert à la livraison d'avions F-16 à l'Ukraine par d'autres pays

Le commandant en chef des forces armées ukrainiennes Valery Zaloujny, le 21 janvier 2023. [Keystone - AP Photo/Efrem Lukatsky]
Le commandant en chef des forces armées ukrainiennes Valery Zaloujny, le 21 janvier 2023. [Keystone - AP Photo/Efrem Lukatsky]

Sans nier l'intérêt d'avoir un soutien aérien plus efficace, experts et officiels occidentaux doutent pourtant que les F-16 puissent à eux seuls débloquer la situation. Chef d'état-major des armées américaines, le général Mark A. Milley explique par exemple que pour posséder une force aérienne équivalente à la centaine de jets russes, il faudrait des milliards de dollars et plusieurs années de formation.

Pour les analystes, ce "blocage" sur les lignes de front peut s'expliquer pour trois raisons principales. La qualité du système de défense russe, un nombre insuffisant de systèmes de défense antiaériens et, surtout, un manque de qualité dans la coordination des différents moyens, ce que les militaires appellent les opérations interarmées.

Des positions favorables aux défenseurs

Les troupes russes ont disposé de plusieurs mois pour construire des positions fortifiées dans l'est et le sud du pays, avant que Kiev ne décide de lancer son offensive.

Comme le rappelait déjà la RTS, les lignes de défense russes disposées en plusieurs couches successives et composées de tranchées, de bunkers, de fossés antichars ou encore de "Toblerone" se révèlent être des obstacles efficaces face aux velléités offensives de Kiev.

Les plus grands obstacles physiques, pour les troupes ukrainiennes, sont toutefois les champs de mines terrestres. Dissimulées un peu partout dans le terrain que les militaires doivent traverser, ces mines, associées à d'autres types d'engins explosifs, peuvent prendre la forme d'une canette de soda ou encore d'une boîte de tabac à chiquer et piéger les troupes ukrainiennes.

Rencontrés par le New York Times, plusieurs commandants et soldats ukrainiens décrivent une situation extrêmement difficile, où les mines sont absolument partout, rendant toute avancée rapide impossible.

Une mine antichar est vue dans le village de Neskuchne, récemment repris par les forces armées ukrainiennes, au milieu de l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, près d'une ligne de front dans la région de Donetsk, Ukraine le 8 juillet 2023 [reuters - Sofiia Gatilova]
Une mine antichar est vue dans le village de Neskuchne, récemment repris par les forces armées ukrainiennes, au milieu de l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, près d'une ligne de front dans la région de Donetsk, Ukraine le 8 juillet 2023 [reuters - Sofiia Gatilova]

Pour Thibaut Fouillet, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), l'impasse dans laquelle se trouvent les troupes ukrainiennes peut s'expliquer en partie par les lignes de défense russes, mais elle est surtout le fruit d'une puissance de feu russe trop importante pour permettre des avancées.

"Pour avoir une guerre de manoeuvres, une guerre de mouvement, il faut une parité entre la puissance de feu, le mouvement et la protection. Dès qu'un de ces facteurs prend le pas sur les autres, le front s'immobilise et on arrive à une impasse tactique. Lors de la Première Guerre mondiale par exemple, le feu des mitrailleuses avait un pouvoir d'arrêt bien supérieur au mouvement du soldat qui courait et qui, en même temps, n'avait pas la protection du blindage", explique-t-il dans "Le Collimateur", podcast spécialisé dans les questions de défense. Une situation qui a conduit à la guerre des tranchées de 1914-1918.

A l'inverse, le développement des chars, véhicules blindés et avions a permis cette guerre de mouvement durant la Second Guerre mondiale, ajoute l'expert.

Des militaires ukrainiens à bord d'un char dans la région de Kharkiv, le 6 juillet 2023. [reuters - Vyacheslav Madiyevskyy]
Des militaires ukrainiens à bord d'un char dans la région de Kharkiv, le 6 juillet 2023. [reuters - Vyacheslav Madiyevskyy]

Pour celui qui est également directeur scientifique de l'Institut d'études de stratégie et de défense à Lyon, la situation actuelle en Ukraine démontre que la puissance de feu a pris le pas sur les capacités de mouvement et de protection, ce qui explique cette immobilité du front.

"La défensive, les moyens dits d'interdiction, sont trop forts. Les MANPADS (système portatif de défense antiaérienne, ndlr) interdisent la mobilité d'hélicoptères ou d'avions ukrainiens. L'artillerie est également prépondérante, ce qui fait que lorsque des blindés vont être concentrés à un endroit, les feux vont se focaliser sur cette zone. C'est donc très favorable aux défenseurs", ajoute-t-il.

Davantage de matériel pour contrôler le feu adverse

Pour relancer une guerre de mouvement, l'Ukraine doit donc à la fois être capable de passer les obstacles physiques, qui incluent les champs de mines, tout en limitant la puissance de feu de l'artillerie adverse.

Les Etats-Unis et d'autres pays ont fourni à Kiev du matériel de déminage, notamment des rouleaux démineurs, des dispositifs montés sur des tanks ou des véhicules blindés de transport de troupes, conçus pour faire exploser des mines antichar. Les experts s'accordent à dire que les livraisons de ces dispositifs devraient augmenter sensiblement au vu du nombre de mines dispersées par les troupes russes.

La livraison de systèmes antiaériens s'avère sans doute encore plus nécessaire. Depuis le début de la guerre, ces systèmes ont permis à l'Ukraine de disputer à Moscou le contrôle du ciel et d'abattre de nombreux missiles et autres drones avant qu'ils ne fassent des dégâts.

Mais après plus de 500 jours de guerre, les capacités ukrainiennes dans ce domaine ont été réduites et la plupart des systèmes restent désormais occupés à défendre les villes et les infrastructures stratégiques (dépôts de munitions, de carburant, postes de commandement, etc) situés plus à l'arrière du front. Les forces russes continuent d'ailleurs fréquemment à frapper l'arrière pour occuper, voire saturer ces systèmes. Il en résulte donc un front où les forces ukrainiennes ne sont que peu ou pas couvertes par une défense antiaérienne, ce qui rend toute avancée extrêmement périlleuse.

Dans le même ordre d'idée, les forces ukrainiennes continuent à faire pression pour obtenir des missiles à plus longue portée, qui seraient capables d'atteindre efficacement les positions d'artillerie et les infrastructures logistiques russes. Il s'agirait encore une fois de ralentir et d'entraver la cadence des tirs adverses pour avoir des possibilités d'avancer.

Manque d'expérience dans les opérations interarmes

Lignes de défense, champs de mines, artillerie adverse: aucune de ces causes n'est contestée pour expliquer la difficulté des troupes ukrainiennes à avancer dans leur offensive.

Pourtant, d'après plusieurs experts, la problématique principale actuelle serait le manque d'expérience des troupes dans les opérations interarmes. Dans le jargon militaire, une opération interarmes implique la coordination et la collaboration de différentes branches de l'armée, l'objectif principal étant d'utiliser les capacités spécifiques de chacun pour atteindre un but commun à l'aide d'une planification minutieuse et d'une communication effficace.

Franz-Stefan Gady, de l'International Institute for Strategic Studies (IISS), a pu se rendre sur les lignes de front au cours du mois de juin avec trois autres spécialistes. Pour lui, c'est la raison principale pour laquelle aucune percée n'est pour l'instant possible.

"Les forces ukrainiennes ne maîtrisent toujours pas les opérations interarmes à grande échelle. Les opérations sont plus séquentielles que synchronisées. Cette incapacité a bien plus d'impact que les champs de mines", explique-t-il.

Pour cet expert, l'approche interarmes, bien que compliquée, sera absolument nécessaire pour que le caractère de cette offensive change et qu'une percée soit possible. "L'Ukraine devra mieux se synchroniser et adapter les tactiques actuelles, sans quoi les équipements occidentaux ne seront pas décisifs à long terme", ajoute-t-il.

Des membres du bataillon de maintenance réparent un véhicule près d'une ligne de front, , dans la région de Donets (est) le 20 juillet 2023. [reuters - Sofiia Gatilova]
Des membres du bataillon de maintenance réparent un véhicule près d'une ligne de front, , dans la région de Donets (est) le 20 juillet 2023. [reuters - Sofiia Gatilova]

"Les récits selon lequel les progrès de l'Ukraine sont lents simplement en raison d'un manque de livraison d'armes ne sont pas partagés par les soldats sur la ligne de front à qui nous avons parlé. Ils sont conscients que c'est davantage dû à un mauvais emploi de la force, à des mauvaises tactiques et à un manque de coordination", conclut-il.

Les brigades engagées actuellement avaient pourtant été formées pour ce genre d'offensive. Mais l'hétérogénéité du matériel et des entraînements créerait des difficultés supplémentaires. "Certaines brigades possèdent des chars dont les pilotes ont été entraînés par des Polonais. Des véhicules de combat d'infanterie où ils ont été formés par des Américains. Et des artilleurs ont effectué leur formation en Ukraine. A notre connaissance, les uns et les autres n'ont jamais été entraînés ensemble", résume Yohann Michel, analyste à l'IISS, dans un autre épisode du Collimateur.

Tristan Hertig

Publié