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En France, la lutte s'organise contre les appétits médiatiques du milliardaire Vincent Bolloré

Le milliardaire Vincent Bolloré qui détient Editis, numéro deux de l’édition en France, veut acquérir le numéro un, "Hachette Livre". [ERIC PIERMONT - AFP]
Le JDD en grève contre les appétits médiatiques du milliardaire Vincent Bolloré / Tout un monde / 7 min. / le 26 juillet 2023
En France, le Journal du dimanche (JDD) n'a plus paru depuis un mois. Ses journalistes sont en grève depuis la nomination à la tête de leur rédaction du journaliste d'extrême-droite Geoffroy Lejeune. Plus largement, cette grève s'inscrit dans la lutte contre la concentration des médias.

Seul hebdomadaire dominical d'informations généralistes d'ampleur nationale, le JDD est un journal emblématique en France, édité depuis 1948. Il fait partie - au même titre que le magazine Paris Match ou la radio Europe 1 - de la filiale médiatique du groupe Lagardère, contrôlé depuis 2020 par le milliardaire Vincent Bolloré.

Depuis 33 jours, ses journalistes protestent contre l'arrivée de Geoffroy Lejeune, ancien rédacteur en chef du magazine Valeurs Actuelles et proche d'Eric Zemmour. Sous sa direction, l'hebdomadaire d'extrême-droite a notamment été condamné pour injure publique à caractère raciste envers la députée Danièle Obono (La France Insoumise).

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Refus d'une charte contre les discours haineux

Lundi soir, le groupe Lagardère a annoncé la rupture des négociations avec la société des journalistes du JDD et confirmé l’arrivée de Geoffroy Lejeune dès le 1er août. Et malgré l'annonce mardi d'Arnaud Lagardère concernant une possible ouverture d'un guichet de départ (voir deuxième encadré), les journalistes ont déploré mercredi cet échec et largement voté en faveur d'une 34e journée de grève (à 93 voix contre 1, et sept abstentions).

Car si l'arrivée du nouveau directeur semble "non négociable", la rédaction tente de négocier de bonnes conditions de départ pour les volontaires, en particulier les plus précaires, tout en réclamant des garanties d'indépendance juridique et éditoriale pour celles et ceux qui décideraient de rester. Elle note toutefois que la direction de Lagardère Média News a "refusé de s'engager" dans une charte pour empêcher "toute publication de propos racistes, sexistes et homophobes et, plus généralement, de tout contenu discriminatif ou haineux".

Un combat pour la liberté de presse

Ce n'est pas la première fois que des journalistes défient Vincent Bolloré. En 2016, la rédaction d'iTélé (devenue depuis CNews) avait notamment protesté durant 31 jours contre l'arrivée de l'animateur Jean-Marc Morandini, alors mis en examen pour corruption de mineurs aggravée. Près d'un tiers de la rédaction avait alors quitté la chaîne.

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Mais si ces protestations ont jusqu'à présent été vaines face à l'intransigeance du milliardaire, celles du JDD pourrait avoir un impact légèrement plus important. D'une part, elles sont largement soutenues à l'interne. "On a une rédaction extrêmement unie, solidaire et déterminée", a souligné Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, dans l'émission Tout un monde. Ce combat est, selon lui, à la hauteur des enjeux pour le journalisme en France.

"Vincent Bolloré, c'est quelqu'un qui s'accapare des médias pour les transformer (...) en organes d'opinion. En tout cas, il vide assez largement les médias qu'il rachète d'un journalisme digne de ce nom. Donc ce n'est pas le combat d'une rédaction pour elle-même, ni le combat d'une corporation pour défendre ses intérêts: c'est un combat pour le droit à l'information!"

La grève mobilise ainsi de nombreux soutiens, peut-être en raison de l'aura historique du journal ou de la posture ouvertement radicale de Geoffroy Lejeune. Quoi qu'il en soit, elle a déjà eu deux effets dans la sphère politique.

D'une part, un projet de loi transpartisane, soutenue par tous les groupes de l'Assemblée nationale à l'exception des Républicains et du Rassemblement national, propose que les rédactions aient un droit de regard sur les personnes nommées à leur tête. De l'autre, le gouvernement a annoncé que des "états généraux de l’information" auraient lieu en septembre.

"Ambiguïté coupable" du gouvernement

Mais si ces réactions politiques sont bienvenues, elles arrivent tard, fustige la députée Sophie Taillé-Polian (Génération.s/NUPES), qui est à l'origine de la loi transpartisane. "On aurait pu prendre des dispositions plus tôt s'il y avait eu une réelle volonté du gouvernement [d'apporter] une réponse rapide", estime-t-elle dans Tout un monde.

L'élue rappelle, par exemple, que le ministre de l'Education Pap Ndiaye a récemment été sorti du gouvernement, quelques jours après avoir pris une position très claire contre la mainmise idéologique de Vincent Bolloré sur les médias qu'il possède. "Il y a là une ambiguïté coupable de ce gouvernement!", juge-t-elle.

"Vincent Bolloré a une stratégie extrêmement claire pour faire en sorte que ses opinions politiques se diffusent dans la société. Ce sont des idées d'extrême-droite, mais en tout état de cause, une telle stratégie doit être stoppée quelles que soient les idées défendues."

Les journalistes du JDD ont une caisse de grève qui peut leur permettre de tenir un moment, même si l'arrivée de Geoffroy Lejeune ne fait guère de doute. Mais quelle qu'en soit l’issue, leur action aura eu le mérite de remettre les questions de liberté de presse au coeur des débats en France.

Ariane Hasler/jop avec afp

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Lois actuelles peu appliquées

Des dispositions légales existent déjà en France pour protéger partiellement l'indépendance éditoriale des rédactions. Mais elles ne sont que rarement appliquées, souligne encore l'historien Christian Delporte, spécialiste des médias.

"Lorsque Vincent Bolloré rachète des médias, il signe un cahier des charges très précis sur le pluralisme de l'information", explique-t-il. Or, il ne respecte pas ce cahier des charges. "Mais on ne fait rien, et c'est ça qui est le plus surprenant et le plus dangereux. Vincent Bolloré a le sentiment d'une impunité qui lui permet de grignoter petit à petit des territoires médiatiques et d'intervenir sur les lignes éditoriales."

Vers un "guichet de départs"?

Arnaud Lagardère, patron du groupe qui possède le JDD, a évoqué mardi la possibilité d'ouvrir un "guichet" permettant aux journalistes en désaccord avec l'arrivée de Geoffroy Lejeune de partir avec des indemnités.

Interrogé par un analyste lors de la présentation des résultats semestriels de son groupe, il a précisé qu'un tel dispositif pourra être mis en place à l'automne, lors de la finalisation de la prise de contrôle de Lagardère par Vivendi.

La loi française prévoit en effet pour les journalistes une possibilité, lors d'un changement de propriétaire, de quitter de leur propre initiative une entreprise de presse en percevant des indemnités de licenciement,

"Financièrement, cela ne changera rien à nos prévisions, sauf peut-être un léger impact de trésorerie", a ajouté Arnaud Lagardère. "Dès lors que Vivendi aura le contrôle de Lagardère, ce qui arrivera autour d'octobre ou novembre, les journalistes de tout le groupe, que ce soit le JDD ou Paris Match, auront la possibilité de partir."

Enquête européenne

La Commission européenne a annoncé mardi l'ouverture d'une enquête formelle au sujet d'une éventuelle infraction aux règles de l'Union européenne dans le cadre de la prise de contrôle anticipée de Lagardère par Vivendi. L'ONG Reporters sans frontières (RSF) avait réclamé une telle enquête.

Le 9 juin, la Commission a autorisé Vivendi, le groupe du milliardaire Vincent Bolloré, à absorber son ancien rival Lagardère, à condition de céder sa filiale édition et le magazine Gala. Or, s'il s'avère que l'opération a été mise en oeuvre avant ce feu vert, Bruxelles pourrait infliger à Vivendi une amende pouvant atteindre 10% de son chiffre d'affaires total.

L'UE "impose aux entreprises de notifier les opérations de dimension européenne et d'attendre notre autorisation avant de les réaliser. En outre, les entreprises doivent respecter les engagements qu'elles nous soumettent, sur la base desquels nous autorisons une opération", a déclaré la commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager.

"A ce stade, la Commission a recueilli suffisamment d'éléments pour ouvrir une procédure formelle d'examen visant à déterminer si Vivendi a respecté nos procédures", a-t-elle ajouté. De son côté, Vivendi a réagi en rappelant que l'ouverture d'une enquête "ne préjuge en rien de l'existence d'une infraction. Elle ne remet pas en cause l'autorisation [...] rendue par la Commission européenne".