Le meurtre de Marie Trintignant il y a vingt ans, un féminicide qui ne disait pas son nom
L'affaire a suscité et suscite encore une immense émotion. Car tous les ingrédients d'une affaire hors normes sont réunis: deux artistes célèbres, des faits troubles dans un premier temps, un procès en Lituanie, loin de Paris, deux clans opposés. En vingt ans, et surtout après le mouvement #metoo, le regard sur ce féminicide a changé.
"Il y a eu un phénomène de romantisation des faits et de l'auteur. On a parlé de 'crime passionnel' avec cette idée qu'il s'agissait d'un amour passionnel et destructeur", analyse Valérie Vuille, directrice de DécadréE, association qui scrute les inégalités de genre dans le discours médiatique.
Et de poursuivre: "Avec des titres comme 'Idole déchue du rock français' ou 'Entre tendresse et violence', on a laissé entendre que Bertrand Cantat était victime de sa propre violence. Quand on parle de violences au sein du couple ou conjugales, il s'agit pourtant d'une emprise et un contrôle de l'autre qui se met en place petit à petit. Ce n'est pas un simple 'coup de folie' comme on a pu le lire ou l'entendre."
Un auteur en dehors des stéréotypes
Face à une époque incapable de voir le meurtre de Marie Trintignant comme un problème de société, ce crime a été ramené à un drame entre deux amants, avec une touche "people". "Il a beaucoup été écrit et dit que le couple était dysfonctionnel... qu'elle était dysfonctionnelle, qu'elle avait des paroles violentes, et donc que les coups avaient répondu à des paroles", indique Valérie Vuille.
Selon elle, la responsabilité a ainsi été déplacée sur le couple et la sphère privée, occultant complètement l'auteur et la société.
Le profil de l'auteur des violences a joué sur la perception de l'affaire. "A priori, Bertrand Cantat ne répond pas complètement aux stéréotypes de l'auteur de violences conjugales. C'est un homme blanc, cultivé, de gauche. A l'époque, on avait pourtant déjà des statistiques qui démontrent que les violences conjugales sont un phénomène largement transclasses", explique Solenne Jouanneau, sociologue du genre et du droit à Science Po Strasbourg, lundi dans La Matinale de la RTS.
Et d'ajouter: "A chaque fois qu'on voit des hommes qui répondent aux critères de la 'bonne masculinité' commettre ce genre d'actes, on active encore plus la question du 'crime passionnel' parce qu'on ne veut pas voir qu'il s'agit d'un phénomène structurel."
Utilisation abusive du terme "drame familial"
En vingt ans, le traitement médiatique a évolué mais pas assez vite, répondent les spécialistes. Pendant un an, l'association DécadréE a analysé le contenu de dix-neuf médias suisses. D'après leurs conclusions, les tournures comme 'drame familial' sont encore utilisées dans les cas de féminicide.
Après sa libération, Bertrand Cantat est remonté sur scène, ce qui a donné lieu à bien des polémiques. Le chanteur a même fait la couverture du magazine Les Inrocks en 2017.
Le débat est récurrent en France où l'art est sacralisé, estime la sociologue Solenne Jouanneau. "A la fois, on dit que ce n'est pas bien de violer des actrices mais un grand réalisateur, dont on sait qu'il en a violé plusieurs, peut continuer d'avoir une existence médiatique. Et Bertrand Cantat a le droit de rester un chanteur. Mais la question est: est-ce que les gens ont envie d'aller l'écouter?"
En 2018, Bertrand Cantat a fait l'objet de nouvelles accusations de maltraitances, huit ans après le suicide de son ancienne épouse Krisztina Rady. Il n'a plus donné de concert depuis.
Alexandre Habay/vajo