Au Moyen-Orient, l'entrée de la Chine par la grande porte?
Grand Format Géopolitique
Partager
reuters - Présidence iranienne
Introduction
Le 10 mars dernier, alors que le monde avait les yeux rivés sur l'Ukraine, l'Arabie saoudite et l'Iran annonçaient à la surprise générale le rétablissement de leurs relations diplomatiques et la réouverture de leurs ambassades respectives. Les deux puissances régionales rivales mettaient ainsi fin à une période de hautes tensions qui aura duré sept ans. Si peu de détails de cet accord ont depuis émergé, c'est la Chine qui en est sortie grand vainqueur. C'est en effet Pékin qui a été à la manoeuvre de ce rapprochement inattendu, issu de pourparlers organisés dans la capitale chinoise. Mais alors quel rôle pour le géant asiatique au Moyen-Orient? Longtemps discrète sur ses activités dans la région, la Chine s'y affirme de plus en plus et ce, dans la quasi-totalité des secteurs.
Chapitre 1
La Chine maoïste - des premières tentatives d'influence
afp - Noel Celis
A l'arrivée au pouvoir de Mao Zedong en 1949, la nouvelle République populaire de Chine est en lambeaux. Le pays sort de plusieurs décennies de guerre presque continues. Le conflit qui éclate en Corée (1950-1953) et dans lequel la Chine envoie des troupes pour soutenir le Nord communiste la rend encore plus exsangue. Pékin y perd entre 180'000 et 400'000 hommes, selon les estimations.
Soutenue à bout de bras dans la première partie des années 50 par "le grand frère" soviétique, qui lui accorde des prêts généreux, mais aussi des aides matérielles et techniques, la Chine reste toutefois méfiante envers cette URSS qui monopolise l'idéologie communiste.
Faire prospérer les idéaux communistes
Les autorités ont en effet à coeur d'avoir une politique autonome, qui ne dépende pas de Moscou. En 1951, Lu Dingyi, responsable de la propagande du Parti communiste chinois (PC
C), évoque le devoir de la Chine: "faire prospérer les idéaux communistes de par le monde". D'après lui, si les pays développés doivent s'inspirer de la Révolution russe, ceux du "Tiers-monde" doivent prendre comme modèle la Chine.
Ainsi, dès les premières années de la nouvelle république, les dirigeants du PCC souhaitent diffuser l'aura révolutionnaire aux peuples engagés dans des conflits de libération nationale. Une réalité qui s'applique à plusieurs pays du Moyen-Orient.
Des premiers pas difficiles
Les premières relations sont toutefois difficiles à mettre en place. De nombreux pays arabes gardent des liens forts avec le monde occidental, voire une certaine dépendance.
Jacques Guillermaz, grand sinologue et ex-diplomate français décédé en 1998, expliquait aussi que l'islam ne se conjugue alors pas toujours très bien avec l'athéisme ferme prôné par les communistes chinois. Mais d'après lui, ce sont surtout les difficultés domestiques et régionales que traverse la Chine qui lui laissent peu de marge de manoeuvre.
Les tensions sont fréquentes avec New Dehli mais aussi d'autres voisins, dont l'URSS. De plus, les premières tentatives de collectivisation agraire dans les années 50 et le cataclysmique "Grand Bond en avant" (1958-1960) entraînent d'énormes famines avec des pertes humaines se comptant en dizaines de millions.
Des positions symboliques
Dans ce contexte difficile, la Chine ne dispose pas des ressources nécessaires pour avoir un impact substantiel sur le Moyen-Orient. Le pays persiste toutefois dans sa quête d'une politique distincte pour la région. Mais malgré le développement de liens commerciaux, Pékin en reste essentiellement à des positions de principe, sans grand effet.
Les premières initiatives diplomatiques se concentrent sur la défense de l'unité arabe et l'opposition à Israël. Mao refuse de reconnaître l'État hébreu, affirmant publiquement que ce dernier n'est qu'une entité coloniale. En coulisses, il considère toutefois que ce petit pays, déjà soutenu en partie par les Etats-Unis, constitue un contrepoids intéressant aux ambitions expansionnistes de Moscou.
Durant le milieu des années 50, la Chine cherche également à se rapprocher de l'Égypte, un acteur clé au Moyen-Orient. Des accords culturels et commerciaux sont signés en 1955, et une reconnaissance diplomatique suit en 1956. Pourtant, les relations se détériorent rapidement. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui aspire à un leadership incontesté dans l'espace "panarabe", persécute des opposants, y compris des communistes. Cette dynamique affaiblit considérablement les liens sino-égyptiens.
Une puissance dont on peut se passer
Nasser représente pour la Chine une sorte de "plafond de verre". Bien qu'il cherche à avoir pour l'Egypte une politique indépendante, s'éloignant des deux blocs de la guerre froide, il sait qu'il ne peut pas se passer complètement des superpuissances soviétique et américaine. A contrario, la Chine n'est encore qu'un partenaire anecdotique.
Pour Jacques Guillermaz, qui était également un historien spécialisé du Parti communiste chinois, cette réalité frappe Pékin de la même manière avec l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP), le Front de libération national algérien (FLN), la Syrie ou encore l''Irak, qui malgré des aides financières et parfois militaires en provenance de Chine, se rapprochent finalement de Moscou.
A l'inverse, certains, comme l'Arabie saoudite, s'alignent sur les Etats-Unis et refusent toute relation avec la Chine communiste de Mao. Seul l'Iran du Shah, pourtant aussi allié de Washington et farouchement anticommuniste, garde des liens cordiaux avec la Chine. Pour cette dernière, un Iran fort reste capital car il permet de contrer toute volonté d'expansion soviétique.
Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise émerge donc déjà. L'Empire du milieu est prêt à mettre de côté son idéologie communiste révolutionnaire quand il s'agit de préserver ce qu'il estime être ses intérêts nationaux.
Mais le pays reste un acteur marginal de la région face aux deux grands. Il faudra attendre 1978 pour que sa diplomatie à faible impact se transforme petit à petit en une "géoéconomie" dont plus personne ne pourra se passer au Moyen-Orient.
Chapitre 2
Une soif d'énergie insatiable
reuters
En Chine, les années 70 sont un tournant à bien des égards. En 1972, Mao rencontre le président américain Richard Nixon pour la première fois. S'en suit un dégel progressif entre Pékin et le monde occidental.
En 1976, le Grand Timonier décède. Après quelques turbulences, il est remplacé par Deng Xiaoping, qui lance en 1978 la politique de "la porte ouverte", une stratégie économique visant à moderniser la Chine en ouvrant progressivement ses marchés au commerce international et aux capitaux étrangers.
Le miracle économique chinois
Si ce processus de libéralisation n'est pas tout à fait complet, le pouvoir communiste gardant la main sur les secteurs de l'économie qu'il juge d'intérêt stratégique, les résultats sont très vites probants.
Le PIB passe de 148 milliards de dollars en 1978 à 957 milliards en 1998, puis 13'608 milliards en 2018, avec des taux de croissance qui dépassent souvent les 10%. L'accession de Pékin à l'Organisation mondiale du commerce fin 2001 est aussi l'un des moments phares qui permet à l'économie de décoller.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
Une croissance à nourrir
Pour soutenir une telle croissance, la Chine a besoin d'énergie. Si le pays consomme toujours avant tout du charbon (environ 60% de la consommation d'énergie totale du pays), les hydrocarbures (pétrole, 18% de la consommation, gaz naturel, 7%) gardent une place essentielle
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
La Chine fait partie du top 15 mondial des pays avec les plus grandes réserves de pétrole. Chaque jour, elle produit près de 4 millions de barils, ce qui en fait le 5e ou 6e plus grand pays producteur de la planète. Pourtant, depuis 1993, elle est passée d'un pays exportateur net de pétrole à un pays importateur net.
Une situation qui s'explique par l'explosion de sa consommation au cours des dernières décennies.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
Un Moyen-Orient indispensable
La Chine est donc obligée d'avoir recours à l'importation et sans surprise, le Moyen-Orient, et plus spécifiquement le golfe arabo-persique, se taille la part du lion. En 2021, sur les 10,3 millions de barils de pétrole importés chaque jour, 49% provenaient de cette région.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
Des facteurs conjoncturels peuvent parfois provoquer quelques changements. En 2021, l'Iran n'apparaît par exemple pas dans la liste des fournisseurs officiels de Pékin. Deux ans plus tard pourtant, Kpler, une entreprise spécialisée dans l'analyse de données pour le secteur de l'énergie, estime que les importations chinoises de pétrole iranien "ont atteint leur plus haut niveau depuis au moins dix ans", la hausse des prix mondiaux rendant le brut iranien, moins cher du fait des sanctions américaines, plus attractif.
Moscou est aussi devenu à plusieurs reprises pour de courtes périodes le fournisseur numéro un de la Chine. Récemment, les sanctions occidentales liées à la guerre en Ukraine ont permis d'obtenir un pétrole russe à prix cassé. La Chine, tout comme l'Inde, ne s'est pas privée d'en profiter.
Réécouter à ce sujet le reportage de La Matinale de décembre 2022:
Pour autant, le Moyen-Orient, pris dans son ensemble, reste de très loin le premier fournisseur de pétrole de la Chine. "La Chine a besoin d'hydrocarbures et qu'on le veuille ou non, la station d'essence du monde reste la péninsule arabique", résume Akram Belkäid, rédacteur en chef du Monde diplomatique et spécialiste du Moyen-Orient.
Des investissements énergétiques stratégiques
En important désormais près de 75% de son pétrole brut, la Chine est aux prises avec des enjeux cruciaux en matière de sécurité énergétique.
En 1994, soit une année après être devenu un importateur net, Pékin a réintroduit un contrôle centralisé sur son industrie pétrolière, apportant un soutien financier direct aux principaux acteurs du pays comme la China Petroleum Corporation (CNPC), la China Petroleum and Chemical Corporation (Sinopec) ou encore la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC).
Cette approche a permis à ces entreprises de se lancer dans des investissements énergétiques stratégiques à l'étranger, notamment au Moyen-Orient.
Dans le but d'assurer une stabilité énergétique solide, les entreprises chinoises cherchent en effet à acquérir des gisements pétroliers ou au moins à obtenir des participations, renforçant la maîtrise de la chaîne d'approvisionnement.
Pékin a ainsi conclu des accords clés, tels qu'une coopération stratégique avec l'Arabie saoudite pour développer des champs pétroliers dans le Royaume et des mémorandums avec l'Iran pour exploiter d'importants gisements dans le pays. L'exemple le plus marquant de cette stratégie se trouve toutefois en Irak, où Pékin est désormais actif dans 20% des projets pétroliers du pays.
Selon le China Global Investment tracker, un outil développé par le think tank américain American Enterprise Institute, les investissements chinois dans le secteur de l'énergie au Moyen-Orient s'élèvent à des dizaines de milliards de dollars depuis une quinzaine d'années.
Une interdépendance sur fond d'hydrocarbures
En 2003, le président chinois Hu Jintao avait exposé ouvertement ses préoccupations concernant la vulnérabilité énergétique chinoise.
Pour Pékin, avoir ses fournisseurs de pétrole dans un espace aussi concentré comporte au moins deux risques majeurs. Le premier, intrinsèque au Moyen-Orient, qui a connu de nombreux soubresauts politiques au cours des dernières décennies, est la possibilité de troubles domestiques voire régionaux susceptibles de perturber l'approvisionnement.
Le second concerne l'itinéraire maritime que doivent emprunter les pétroliers pour acheminer les cargaisons en Chine. Deux détroits sont spécialement jugés dangereux: Malacca, situé entre la péninsule malaise et l'île indonésienne de Sumatra, et Ormuz, dans le golfe persique. Pour le pouvoir communiste, un contrôle par une puissance adverse d'un de ses deux détroits pourrait entraver de manière systémique le développement de la Chine.
Pour Didier Chaudet, consultant spécialisé dans les questions géopolitiques et sécuritaires, les risques liés à Malacca ont sans doute été "exagérés", car il existe des moyens maritimes pour contourner le détroit. Il admet cependant qu'il y a bien actuellement une "logique de sécurisation et d'accès aux ressources énergétiques" de la part de Pékin.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
Depuis la mise en garde de Hu Jintao, la Chine a en tous les cas tenté de limiter cette dépendance énergétique en diversifiant ses sources d'approvisionnement.
Les secteurs gaziers et nucléaires ont également été davantage développés et des itinéraires alternatifs pour l'acheminement du pétrole été imaginés. Le pays a également mis sur place une réserve stratégique de pétrole, équivalente à plusieurs mois de consommation.
Pourtant, 20 ans plus tard, force est de constater que l'énergie en provenance du golfe arabo-persique reste indispensable au développement de la Chine. D'après Didier Bauchard, ex-ambassadeur de France, notamment en Jordanie, ce sont donc bien les hydrocarbures qui expliquent en priorité "l'intérêt majeur" que la Chine a "à une stabilité dans la région", détaille-t-il dans la revue Esprit.
Chapitre 3
Une relation économique qui dépasse la pétro-dépendance
Xinhua/afp - Wang Haizhou
Si la politique économique chinoise au Moyen-Orient reste avant tout guidée par ses besoins en énergie, elle ne peut plus être résumée à cela. La République populaire est devenue une puissance économique globale dont il est difficile de se passer et les marchés du Moyen-Orient n'ont échappé en rien à cette projection du "Made in China" sur le monde.
Représentant 12,51 milliards de dollars en l'an 2000, les exportations chinoises vers les pays du Moyen-Orient sont passées à 99 milliards en 2010, puis 226 milliards en 2022, soit une augmentation de 1706% en l'espace de 22 ans.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
La région reste encore très loin du niveau des Etats-Unis (1er pays destinataire des exportations chinoises en 2022 pour un montant de 582,8 milliards de dollars, soit 15,7% du total) ou de l'UE (562 milliards, 15,1%), mais elle comptait l'année dernière pour un peu plus de 6% des 3710 milliards de biens exportés par la Chine dans le monde, devançant le Japon, la Corée du Sud ou encore l'Inde.
Plus globalement, sur les 19 pays inclus par la RTS dans cette analyse (Emirats arabes unis, Arabie saoudite, Turquie, Egypte, Israël, Irak, Iran, Algérie, Maroc, Jordanie, Koweït, Oman, Qatar, Yemen, Liban, Libye, Tunisie, Bahreïn, Syrie), plus de la moitié ont désormais comme premier partenaire commercial la Chine. Pékin est par ailleurs sur l'une des trois premières marches de ce podium dans 85% des cas.
Ces statistiques peuvent parfois surprendre, comme dans le cas des Emirats arabes unis, premier réceptacle des exportations chinoises devant l'Arabie saoudite, alors qu'ils comptent 3,5 fois moins d'habitants. Pour Denis Bauchard, comme pour d'autres experts, "ces chiffres anormalement élevés" laissent penser qu'une "bonne partie des exportations sont en fait destinées à l'Iran".
Ce sont notamment certaines sociétés basées à Dubaï, véritable plaque tournante du commerce chinois au Moyen-Orient, qui permettraient de contourner une partie des sanctions américaines.
Un contexte favorable
Quoi qu'il en soit, si la Chine a réussi à atteindre ce niveau, c'est aussi bien du fait de son appétit en hydrocarbures que par sa faculté à écouler ses produits dans la région. Ce second rôle, celui d'Etat fournisseur, a été favorisé par plusieurs facteurs.
En 1989, les conséquences de la répression de manifestants à Pékin sont un premier élément à prendre en compte. "Les événements de Tian'anmen et les sanctions imposées par l'Union européenne et les Etats-Unis à l'encontre de la Chine ont conduit les autorités à prospecter de nouveaux marchés afin de proposer les produits sortis de ses usines", rappelle ainsi Olivier Pliez, géographe au CNRS.
La même année voit aussi le début de la chute du bloc de l'Est. Une situation qui, par effet domino, rapproche Pékin du Moyen-Orient.
"Le démantèlement de l’URSS et l’accession à l’indépendance des républiques d’Asie centrale ouvrent de nouveaux débouchés commerciaux et une continuité territoriale de la Chine en direction du Moyen et du Proche-Orient", précise Olivier Pliez.
En 2001, c'est l'accession de la Chine à l'OMC mais aussi les répercussions des attentats du 11 septembre qui changent la donne.
Le premier événement fait basculer le centre de gravité des places d'approvisionnement vers la Chine. Le second, qui prend les traits de nouvelles législations américaines entravant la liberté de mouvement de citoyens musulmans et arabes, entérine l'option chinoise pour un nombre conséquent de négociants, qui fréquentaient avant cela les places marchandes nord-américaines ou méditerranéennes.
Des produits bon marché
La Chine semble avoir répondu de manière optimale à cette situation, en s'éloignant du discours américain de "guerre civilisationnelle" et en rendant ses comptoirs accueillant pour les musulmans, à l'exemple du marché de Yiwu, dans la province de Zhejiang, au sud-ouest de Shanghaï.
Dans ce marché de gros, le plus grand du monde avec ses 4 millions de mètres carrés, l'équivalent de 1600 terrains de football, on trouve de tout: sacs à main, drones, peluches, décorations de Noël, habits, objets électroniques, sèche-cheveux. Au total, il y a ici 75'000 exposants et plus de 2 millions de produits répertoriés.
Si le marché a une vocation mondiale, il fait la part belle au Moyen-Orient. Chaque année, ce sont entre 150'000 et 200'000 marchands arabes qui s'y bousculent. En traversant les ruelles, on peut s'étonner de découvrir des cafés, des restaurants, des narguilés ou encore des hôtels aux enseignes utilisant l'alphabet arabe.
Un quartier surnommé "Exotic street" est même presque exclusivement consacré à la vente de produits religieux islamiques et parmi les quelques 10'000 résidents étrangers de la ville, plus de la moitié sont originaires du Moyen-Orient.
Mais si le bon accueil sur place est apprécié, les grossistes du monde arabe mais aussi d'Afrique viennent avant tout ici pour le prix.
Grâce à une main d'oeuvre bon marché, à la proximité entre lieux de production et lieux de vente, mais surtout à un abaissement volontaire des marges bénéficiaires sur les très grosses commandes, Yiwu et d'autres marchés de gros chinois arrivent à tirer leur épingle du jeu.
Le clientèle type pour ces marchandises sont sans surprise les populations ayant des revenus modestes. Au Moyen-Orient, on pense notamment à l'Egypte, à l'Iran, à l'Algérie, au Liban ou encore à la Turquie. Dans certains cas, ces produits à très bas coûts permettent une réelle amélioration du niveau de vie, comme dans la bande de Gaza, où des habits et autres produits de consommation parviennent à contourner le blocus.
Revers de la médaille, certaines industries locales ont été décimées, comme le secteur du textile en Iran, où des milliers d'entreprises ont fait faillite du fait de la concurrence chinoise.
De la technologie de moyenne à haute gamme
La Chine n'exporte toutefois pas uniquement des produits de faible valeur ajoutée vers le Moyen-Orient. Depuis quelques années, le pays cherche au contraire à moderniser l'aspect technologique de ses exportations.
L'exemple du secteur automobile est en cela très parlant. Après être devenue le premier producteur mondial en termes absolus, avec 23 millions de voitures vendues en 2014, la Chine a exporté en 2022 davantage de ses voitures que l'Allemagne (en unités et non en valeur, ndlr) et est en passe de dépasser le Japon en 2023 pour atteindre la première place.
Si l'Europe commence à être touchée à son tour par le phénomène, le Moyen-Orient a été l'un des premiers destinataires de ce type d'exportations
Depuis plusieurs années, des modèles de constructeurs chinois comme Chery ou Geely attirent en effet de nombreux consommateurs en Egypte, en Irak ou encore en Algérie. Souvent disponibles pour moins de 10'000 dollars pièce, les véhicules sont bien plus abordables pour les classes moyennes de ces pays que des marques européennes, américaines ou encore japonaises.
La prolifération de voitures chinoises est désormais aussi visible dans les pays plus riches du Conseil de coopération du Golfe (CCG). En 2021, les véhicules chinois ont ainsi représenté entre 10 et 15% des ventes, dépassant de nombreux constructeurs traditionnels.
Voitures, camions, bus, bateaux mais aussi circuit intégrés, ordinateurs, téléviseurs, caméras, climatiseurs, smartphones, dispositifs à semi-conducteurs. Les données compilées par l'Observatoire de la complexité économique (OEC) décrivent des exportations chinoises extrêmement diversifiées vers le Moyen-Orient. Si le secteur traditionnel du textile garde une place plus ou moins importante selon les pays, il est depuis longtemps dépassé par des produits plus sophistiqués.
Au Moyen-Orient, Pékin semble donc être en train de réussir son pari, celui de passer du statut "d'usine du monde" à celui de "grande puissance manufacturière".
Pour y parvenir, il a réussi à trouver une place en proposant souvent des produits qui oscillent entre le moyen et le haut de gamme. Des produits beaucoup moins chers que la concurrence mais jugés suffisamment performants et fiables par des consommateurs au pouvoir d'achat inférieur que dans le monde occidental.
Chapitre 4
La Chine en bâtisseuse - des grands travaux aux routes de la soie
Xinhua/afp - Feng Kaihua
Depuis plusieurs décennies, la Chine intensifie ses investissements et projets d'infrastructures à l'étranger, notamment dans les domaines de la construction routière, autoroutière, ferroviaire ou encore énergétique.
Cette tendance a débuté en Asie du sud-est et en Afrique, puis s'est étendue au Moyen-Orient dans les années 2000. Les chiffres du China Global Investment tracker indiquent près de 200 milliards de dollars d'investissements chinois dans les infrastructures de cette région au cours des dix dernières années.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Infographies.
AccepterPlus d'info
Pour réaliser ces grands projets, la Chine accorde souvent d'importants prêts aux pays bénéficiaires, suscitant des préoccupations selon lesquelles Pékin chercherait à les enfermer dans "un piège de la dette"; ces derniers étant forcés de céder des actifs stratégiques en cas d'incapacité de remboursement. Des accusations qui se manifestent également en Europe, notamment au Monténégro, mais que la Chine nie fermement.
Rationaliser le coût des exportations
Mais selon la plupart des experts, c'est surtout la surcapacité industrielle chinoise qui est l'une des principales raisons de cette politique économique.
De nombreuses entreprises d'État dans l'industrie lourde ont accumulé des capacités excédentaires en investissant massivement, souvent à crédit, alors que la demande intérieure diminuait.
L'expansion à l'étranger est ainsi considérée comme une solution pour maintenir à flot des entreprises de moins en moins rentables dans un marché national déjà saturé. De plus, la délocalisation fréquente de travailleurs chinois pour ces projets est vue comme un moyen de contenir le taux de chômage national.
La deuxième raison réside dans l'augmentation des coûts de production en Chine. Pour maintenir sa compétitivité, le pays cherche à réduire les frais de logistique et de transport de ses exportations.
L'amélioration des infrastructures, qu'elles soient maritimes, routières ou ferroviaires, devient donc une priorité. Une logique qui s'applique notamment à l'initiative des Nouvelles routes de la soie (BRI).
Des projets pharaoniques
Au Moyen-Orient, la taille et les montants investis dans ces projets d'infrastructures sont très variables mais certains ont des dimensions pharaoniques.
A titre d'exemple, on peut penser au méga-port en eau profonde d'El Hamdania, à Cherchell, localité situé à 100 km d'Alger.
Le Fonds national d'investissement algérien participe à ce projet mais c'est bien l'Exim Bank of China, banque publique chinoise spécialisée dans le commerce extérieur, qui finance le 85% des coûts totaux, estimés entre 5 et 6 milliards de dollars, via un prêt concessionnel.
La réalisation du port, qui sera composé d'au moins quatre terminaux et qui devra à terme avoir les capacités de traitement d'environ 26 millions de tonnes de marchandises par an, a quant à elle été confiée à la société chinoise China harbour engineering company. Pour Alger, ce nouveau site doit être "port pivot" capable de servir aussi bien le bassin méditerranéen que le continent africain.
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
AccepterPlus d'info
En Arabie saoudite, c'est une compagnie chinoise, la China Railway Construction Corporation, qui a mis sur le pied dans les années 2010 la ligne de métro Al Mashaeer, qui permet de relier les lieux saints de la Mecque que sont le Mont Arafat, Mouzdalifa et la plaine de Mina.
Réputé pour avoir la plus grande capacité au monde, cette ligne de métro ne fonctionne que sept jours par an, où elle est utilisée pour les pèlerins, afin de réduire les embouteillages. Coût du projet pour le Royaume saoudien, 1,8 milliard de dollars.
En Egypte, ce sont aussi des sociétés chinoises, le China Railway Group et l'entreprise AVIC, qui ont remporté en 2017 un contrat de 1,24 milliard de dollars pour la construction du chemin de fer autour du Caire. D'une longueur de 66 km, le réseau inauguré à l'été 2022 par le président Abdel Fattah Al-Sissi dessert 11 stations
Dans le même temps, la nouvelle capitale que veut ériger l'Egypte à 45 km du Caire voit aussi les fonds chinois affluer, même si les chiffres restent encore très opaques.
Pékin cherche aussi à devenir un acteur incontournable de la technologie et du numérique dans la région. Une stratégie particulièrement marquante dans le Golfe.
En avril 2017, la ville de Dubaï a par exemple signé un accord avec le groupe de telecom chinois Huawei pour le développement de son initiative "smart Dubai 2021", qui ambitionne comme son nom l'indique, de rendre la ville "intelligente". A l'aide de la société chinoise, l'émirat entend améliorer ses infrastructures numériques en se basant sur le Cloud computing, le Big Data ou encore l'utilisation accrue de caméras de surveillance (CCTV).
Très décrié en Europe et aux Etats-Unis au cours des dernières années, Huawei a réussi à se faire une place de choix au Moyen-Orient, notamment dans le déploiement de la 5G. Avec d'autres groupes chinois comme ZTE ou China Unicom, il est devenu responsable de l'installation de cette technologie en Arabie saoudite, au Koweït, au Qatar, aux Emirats arabes unis ou encore à Oman.
En 2023, le groupe a par ailleurs ouvert un centre de données cloud à Riyad, dans le but de développer ses offres de services en ligne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Depuis 2022, l'Académie saoudienne du numérique (Saudi Digital Academy) a aussi signé un accord avec le géant chinois des télécommunications pour développer des talents locaux. En tout, 8000 saoudiens devraient être formés grâce à un programme de certificats accrédité par Huawei en matière de technologies de l'information et des communications.
Collaboration fructueuse avec Tel Aviv
Mais si Pékin et ses entreprises technologiques sont les bienvenue dans le golfe, c'est sans doute avec Israël, hub incontournable de la région, que les relations sont les plus denses dans ce secteur.
En 2015, les deux pays ont créé à Changzhou, dans la province chinoise du Jiangsu, le premier parc de l'innovation "Chine-Israël", afin de favoriser les échanges technologiques et scientifiques entre les deux Etats. Deux ans plus tard, Tel Aviv et Pékin ont signé "un partenariat global de l'innovation". En 2019, un autre centre de l'innovation "Chine-Israël" a cette fois ouvert à Shanghaï.
Selon le média israélien spécialisé CTech, les entreprises chinoises auraient par ailleurs investi plus de 1,5 milliard de dollars dans près de 300 sociétés israéliennes de divers secteurs technologiques entre 2015 et 2019.
Un plan global
Parmi les projets auxquels la Chine participe, nombre d'entre eux sont associés aux Nouvelles routes de la soie (BRI), une initiative chinoise qui vise à renforcer la connectivité entre l'Asie, l'Afrique et l'Europe, via l'amélioration et le développement d'infrastructures.
Dans cette optique, le Moyen-Orient a un rôle essentiel. De par sa position géographique, véritable carrefour entre les trois continents, la région est en effet primordiale pour Pékin. Le plan des Routes de la soie, qui s'articule en deux itinéraires, l'un terrestre, l'autre maritime, doit donc de facto intégrer de nombreux pays du Moyen-Orient.
Cette réalité géographique "oblige" donc les autorités chinoises à prendre en compte le Moyen-Orient, mais il s'y ajoute un véritable attrait des pays de la région pour le projet, qui espèrent à leur tour doper leur croissance en y participant.
"Adhérer aux Nouvelles routes de la soie permet de bénéficier de prêts accordés par la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) et du Fonds de la Route de la soie afin de financer des infrastructures qui serviront à la fois l’établissement des nouvelles voies commerciales voulues par la Chine et qui favoriseront, au moins officiellement, le développement économique des pays qui en bénéficieront", explique Emile Bouvier, analyste géopolitique et auteur d'une série d'articles sur l'implication de la Chine dans la région pour le site spécialisé "Les clés du Moyen-Orient".
A quelques exceptions notables, comme Israël ou la Jordanie, l'immense majorité des pays de la région ont d'ailleurs rejoint officiellement cette initiative.
Mais si tous les feux semblent donc au vert pour Pékin, certains obstacles continuent à se dresser devant la Chine. C'est le cas de la corruption, qui ralentit passablement les chantiers dans certains pays de la région, de critiques, notamment environnementales, ou encore de pressions diplomatiques, exercées par le rival américain sur plusieurs Etats.
En 2023, Washington a par exemple poussé le gouvernement israélien à autoriser la privatisation du port de Haïfa au profit du milliardaire indien Gautam Adani, proche du Premier ministre Narendra Modi, alors même qu'une entreprise chinoise venait d'y ouvrir un terminal automatisé de containers. Un investissement chinois de plus d'un milliard de dollars qui devait garantir à Pékin une exploitation du terminal pour une durée de 25 ans.
Très proches alliés de Tel Aviv, les Etats-Unis ont mis en avant les risques d'espionnage chinois, alors que la 6ème flotte américaine fait très régulièrement escale dans ce port israélien.
De la même façon, Washington a fait pression avec succès sur Israël mais aussi la Jordanie pour que le déploiement de la 5G ne soit pas effectué par l'entreprise Huawei.
Chapitre 5
D'une géoéconomie intense à une géopolitique active
China Daily/reuters
"La Chine n'a pas du tout la même approche de l'international que les vieilles puissances (...) elle est fidèle à la doctrine de Lao Tseu qui, opposée à la pensée clauswitzienne, soutient que la meilleure façon de 'gagner' est souvent de ne rien faire".
Ces mots, prononcés par le politologue Bertrand Badie en 2016 au cours d'une conférence de l'Institut de Recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) résument bien ce que beaucoup d'analystes ont longtemps pensé de la position chinoise au Moyen-Orient.
Discret, l'Empire du Milieu était vu comme un acteur ne voulant en aucun cas s'impliquer dans le champ politique de la région, se contentant de défendre ses intérêts économiques en promouvant sa présence commerciale et en assurant ses besoins en pétrole.
Un toile tissée petit à petit
Pourtant, au tournant du siècle, Pékin a commencé à afficher certaines ambitions politiques. Dès 2004, un forum réunissant les ministres des affaires étrangères arabes et chinois (CASCF) a été mis sur pied. Un événement qui continue d'ailleurs à être organisé fréquemment, avec pour but d'améliorer "la coordination multilatérale" entre les Etats.
Concrètement, le CASCF met principalement l'accent sur les différends de la région, en particulier les désaccords impliquant Israël et les pays arabes, mais a aussi traité à plusieurs reprises des conflits syrien, irakien ou encore yéménite.
Lors de ces rencontres, Pékin profite systématiquement de rappeler ses grands principes diplomatiques: respect mutuel de l'intégrité territoriale et de la souveraineté. Non agression. Non-ingérence réciproque dans les affaires internes. Egalité et bénéfice mutuel. Coexistence pacifique.
Si Pékin s'engage donc à ne pas interférer directement dans les affaires politiques intérieures des Etats de la région, il attend, en contrepartie, une même réserve sur les affaires internes chinoises. Un accord bien compris pas tous les partis, notamment sur la situation au Xinjiang.
"La force des liens économiques et politiques permet à la Chine d'éviter toute allusion à la question ouïghoure", résume Denis Bauchard. Une réalité qui s'applique également à la Turquie de Reccep Tayyip Erdogan, pourtant toujours prompt à vouloir défendre les peuples turcophones.
La prudence politique absolue à l'extérieur des frontières nationales, prônée par Deng Xiaoping jusque dans les années 90, a toutefois peu à peu été écartée, alors que le pays entrait dans le grand bain de la mondialisation. Au Moyen-Orient, l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir à Pékin en 2013 a même accéléré la transformation.
Arabie saoudite, Turquie, Emirats arabes unis, Egypte, Qatar, Iran, Irak ou encore Koweït. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine a noué une multitude de "partenariats stratégiques" ou de "partenariats stratégiques globaux": des accords aux contours souvent flous mais qui présupposent une coopération couvrant l'ensemble du spectre des relations bilatérales, incluant donc aussi les questions internationales et politiques et non plus uniquement économiques.
Derniers exemples en date, l'Autorité palestinienne de Mahmoud Abas en juin 2023 et la Syrie de Bachar al-Assad en septembre de la même année, ont aussi signé de tels partenariats.
Une influence géopolitique en devenir
En 2016, la République populaire de Chine sort par ailleurs son premier Livre Blanc sur "la politique arabe". Dans ce document très officiel, il est surtout question "d'amitié sino-arabe", de "défense de la paix" ou encore "d'opportunités multiples" pour le développement de "coopérations économiques, culturelles et scientifiques".
Relativement consensuel, l'ouvrage ne mentionne aucun Etat en particulier, à l'exception de la Palestine: "La Chine soutient la création d'un Etat palestinien indépendant et pleinement souverain sur la base des frontières de 1967 et ayant Jérusalem-Est comme capitale", peut-on lire.
Le dossier palestinien, historiquement cher à Pékin depuis Mao Zedong, est fréquemment remis sur la table. La Chine propose des plans de paix en 2003, en 2013, en 2014 ou encore en 2017. Au mois de juin 2023, le président chinois Xi Jinping réitère sa volonté de voir un Etat palestinien souverain et soutient son accession à l'ONU. Pour autant, ces appels et ces propositions restent pour l'instant lettre morte.
A l'inverse, Pékin a eu une réelle influence sur la Syrie. Au cours du conflit, la Chine a mis son véto au Conseil de sécurité de l'ONU a pas moins de six reprises entre 2011 et 2017, de concert avec Moscou, sur des résolutions contraignantes pour le régime de Bachar al-Assad.
Sanctionné depuis des décennies par les Etats-Unis et l'Union européenne, l'Iran est aussi devenu un partenaire politique de choix pour Pékin.
Lors de l'accord sur le nucléaire, signé en 2015 à Vienne avant que les Etats-Unis s'en retirent sous l'administration Trump, il est reconnu que la Chine a été extrêmement active diplomatiquement pour parvenir à une solution.
Plus globalement, Pékin a réussi à donner de l'oxygène à Téhéran. Sans être une véritable alliée, la Chine a permis au pays de ne pas être totalement au banc des nations. Au-delà de l'aspect économique, elle a remis le pays sur la carte de la diplomatie et du politique en l'intégrant par exemple dans l'Organisation de coopération de Shanghai (une instance régionale à caractère politico-sécuritaire chapeauté par Pékin, ndlr) ou en l'accueillant au sein de BRICS, dès 2024.
Chapeauté par Pékin, l'accord de mars 2023 entre Téhéran et Riyad ne sort donc pas de nul part. Il est le fruit d'un investissement diplomatique chinois qui s'est largement développé au fil des dernières années. Pour Didier Chaudet, la réussite de Pékin doit beaucoup à son approche différente de celles des Etats-Unis. Une approche où il ne s'agit plus de "dominer les interlocuteurs locaux" mais plutôt de "suivre", "reprendre" ou "amender" ce qui a déjà été fait plutôt que de tenter de prendre un quelconque leadership.
Un nouveau modèle proposé
Corollaire au retrait partiel des Etats-Unis de la région moyen-orientale, l'acceptation d'une présence grandissante de la Chine s'explique certes par son attrait économique, mais aussi par le modèle politique et diplomatique qu'elle propose.
Officiellement attachée à certains principes comme "la non-interférence", la Chine explique vouloir commercer et investir, sans demander de quelconques réformes politiques ou de gouvernance, à la différence notable des Etats-Unis ou de l'Union européenne.
Pour Denis Bauchard, les pays du Moyen-Orient ont globalement "un désir de Chine", car ils sont d'abord soucieux de diversifier leurs relations internationales mais surtout car ils apprécient cette "non-ingérence proclamée".
Au niveau des populations moyen-orientales aussi, l'image de la Chine, qui s'est pourtant dégradée en Occident au cours des dernières années, est très souvent plus favorable que celle des Etats-Unis. Dans l'Arab Youth Survey 2023 (Le sondage de la jeunesse arabe, ndlr), les 18-24 ans du monde arabe voient ainsi désormais davantage Pékin comme un allié que Washington.
Une réalité confirmée par d'autres enquêtes d'opinion effectuées au cours des dernières années, notamment celles du Pew Research Center ou encore du Arab Baramoter, un réseau de recherche partenaire de l'Université de Princeton et de l'Université du Michigan. Réalisé en 2022, ce dernier sondage montre que les populations de la région s'inquiètent davantage d'une menace économique américaine que chinoise.
Pour donner confiance aux gouvernés et aux gouvernants de la région, Pékin joue d'ailleurs allégrement la carte du pays qui n'a jamais été un agresseur et qui a, au contraire lui aussi, subit les affres de la colonisation et de la violence occidentale dans son histoire. Un message qui a une forte résonance au Moyen-Orient.
Vierge de toute intervention militaire dans l'espace moyen-oriental, la Chine explique par ailleurs fermement vouloir défendre ses intérêts mais ne prendre le parti de personne en particulier. Alors si ses partenaires principaux restent bien les pays du golfe, Pékin semble capable de ne se fâcher avec personne. Dialoguant aussi bien avec les Palestiniens que les Israéliens, les Syriens, les Turcs ou encore les Iraniens.
Chapitre 6
Secteur militaire: le début d'un rattrapage
keystone - Mark Schiefelbein
Mais si la Chine supplante désormais les Etats-Unis ou encore l'Union européenne au Moyen-Orient sur le plan économique et commerciale, voire politique à certains égards, elle reste très loin de faire le poids en matière militaire.
Washington continue en effet à être le premier fournisseur d'armes de la plupart des pays de la région, du Qatar à l'Arabie saoudite en passant par l'Egypte ou bien sûr, Israël et la Jordanie. Washington possède par ailleurs de nombreuses bases militaires opérationnelles, en Turquie, au Qatar ou encore dans les Emirats arabes unis
Des bases chinoises en construction?
Mais si ce sont bien les Etats-Unis qui continent à être de loin les garants de la sécurité de la région, un argument de poids pour bien des gouvernants, Pékin ne reste pas immobile et en train de refaire une partie de son retard.
A l'été 2017, la Chine a ouvert sa première base militaire hors de ses frontières à Djibouti, sur la Corne de l'Afrique, en face du Yémen. A l'extrême ouest du Pakistan, à Gwadar, à l'embouchure du détroit d'Ormuz, une deuxième base navale devrait aussi bientôt voir le jour.
Enfin, le Washington Post a révélé en avril 2023 que des travaux de construction pour une installation militaire chinoise présumée aux Emirats arabes unis avaient redémarré près d'Abu Dhabi, alors même que le petit Etat du Golfe avait annoncé il y a un an suspendre le projet, en raison des inquiétudes de Washington.
Riyad et Abou Dhabi, pourtant partenaires sécuritaires historiques des Etats-Unis, ont aussi pris la décision de diversifier leur approvisionnement en armes, en se tournant notamment vers la Chine.
D'après les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), Pékin a augmenté entre 2016 et 2020 le volume de ses transferts d'armes vers l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis de 386 % et 169 %, par rapport à la période 2011-2015.
Si cette évolution est à remettre en perspective, les ventes d'armes américaines dans la région étant encore très nettement supérieures, ce changement est notable, car la Chine n'avait jamais été auparavant un réel partenaire dans ce secteur.
De plus, certaines armes délivrées par la Chine ont une portée stratégique. On peut notamment penser aux missiles balistiques antinavires à longue portée YJ-21 que fournit désormais Pékin au Royaume saoudien.
Plus globalement, cette diversification dans les partenaires militaires semble avoir été le fruit d'une réflexion qui a notamment mûri après plusieurs attaques contre l'infrastructure pétrolière saoudienne en 2019. Des attaques qui avaient été attribuées aux rebelles houthis du Yémen, et qui n'avaient pas entraîné de réactions militaires de la part de Washington.
Pour Riyad et d'autres pays du Golfe, la relative tiédeur des Etats-Unis a provoqué de nombreuses craintes en termes sécuritaires. Pékin est désormais perçu comme l'une des options pour y pallier.
Beaucoup de questions et peu de réponses
Sans surprise, l'ambition militaire de la Chine dans la région est par contre plus difficile à percer à jour.
Pékin a-t-il véritablement la volonté d'assurer la sécurité des routes maritimes pour assurer ses approvisionnements en hydrocarbure et le succès de ses Nouvelles routes de la soie? Cherche-t-il avant tout à rassurer des partenaires inquiets, face à un désengagement américain? Ou est-ce alors une provocation pour des Etats-Unis qui sous l'administration Obama, avaient annoncé vouloir concentrer leurs efforts militaires sur l'Asie et notamment la question sensible de Taïwan?
Beaucoup de questions auxquelles la plupart des spécialistes peinent à répondre, Pékin ne communiquant que très peu sur ces thématiques.