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Cédric Mas: "En Ukraine, le temps de la diplomatie n'est pas encore venu"

Selon l'historien militaire Cédric Mas, "le temps de la diplomatie n'est pas encore venu" en Ukraine (image d'illustration). [AFP - Jose Colon / Anadolu Agency]
L'Ukraine: comme une Première guerre mondiale en plus moderne / Tout un monde / 7 min. / le 22 août 2023
Un an et demi après l'invasion russe en Ukraine, les lignes de front sont quasiment figées en dépit de violents combats. L'historien militaire Cédric Mas a analysé mardi dans Tout un monde la stratégie des belligérants dans ce qui est devenue une guerre d'usure.

Avec un front très étendu, des tranchées, des mines et des tirs d'artillerie, cette guerre a des caractéristiques rappelant la Première Guerre mondiale, mais avec des technologies modernes et notamment un emploi extensif de drones, qui jouent un rôle majeur dans le conflit.

Ce n'est évidemment pas la première fois que des drones sont utilisés dans un conflit, mais "ce qui change aujourd'hui, c'est l'échelle qui est complètement différente, avec une consommation de plusieurs centaines de drones par jour. Chaque bataillon - et il y en a des centaines sur le front - consomment des milliers de drones par mois. Les imprimantes 3D permettent de produire en série des petits drones que nous trouvons dans le commerce", explique l'historien militaire Cédric Mas mardi dans l'émission Tout un monde.

Ces appareils sont dotés de caméras qui permettent d'enregistrer des images, par la suite retravaillées et utilisées pour mener la guerre informationnelle. "Concrètement, le drone est un moyen d'observation. Mais il est aussi une arme: il étend l'insécurité très loin derrière le front" et met en danger les soldats au sein même de leur campement. "Cela crée une insécurité permanente qui épuise nerveusement", souligne l'expert.

Des manoeuvres informationnelles

En Ukraine, la guerre informationnelle est utilisée par les deux belligérants. Lors de la contre-offensive ukrainienne lancée début juin, par exemple, Moscou a réussi à imposer son récit en déclarant régulièrement que les forces ukrainiennes cherchaient à percer dans des villes du front sud.

"Or, Kiev ou les états-majors ukrainiens n'ont jamais dit ça. Au contraire, ils déclaraient, même si personne ne les écoutait, que ça allait être différent, plus lent, et qu'il ne fallait pas s'attendre à des victoires rapides, ni à des surprises. En plaçant la barre trop haut, cela facilite le constat d'un échec", analyse Cédric Mas.

La Russie, qui avait jusque-là échoué dans sa propagande, a ainsi obtenu, selon lui, un véritable succès informationnel, notamment parce qu'elle arrive à retourner contre les Ukrainiens "notre attente et notre désir d'une victoire rapide ukrainienne".

>> Réécouter le sujet de Tout un monde sur la guerre informationnelle en Ukraine :

Un char Leopard 87 de l'armée suisse, photographié en juillet 2014. [KEYSTONE - GAETAN BALLY]KEYSTONE - GAETAN BALLY
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Un manque de soutien massif

La plupart des analystes militaires parlent désormais d'un deuxième hiver de guerre et d'un conflit qui va durer, ce qui pourrait constituer un avantage pour la Russie, au regard des précédents historiques. En 1941, l'Allemagne nazie avait presque avancé jusqu'à Moscou, avant d’être freinée puis vaincue par l'armée rouge. L'immensité du territoire et des ressources semble jouer en faveur de Moscou.

Mais à l'époque, rappelle Cédric Mas, "la Russie n'était pas seule, elle était massivement soutenue par les Alliés avec des milliers de tonnes d'acier, des camions, du carburant raffiné. Aujourd'hui, Moscou ne bénéficie pas de ce soutien de la puissance industrielle anglo-saxonne, mais de celui, beaucoup plus réduit, de la Chine et de l'Iran".

L'un des objectifs de la diplomatie du président russe Vladimir Poutine est d'ailleurs de renforcer ce soutien, alors que le conflit s'installe dans la durée. La Russie aura besoin d'aide matérielle et industrielle, note l'historien militaire. "La Russie a un PIB inférieur à l'Italie, c'est un géant entravé", aux moyens relativement limités. Et de citer l'exemple des drones utilisés par l'armée russe: "Ils manquent à la détection des feux de forêt et à la surveillance de tout le cercle polaire arctique."

Moscou aurait donc besoin, selon lui, de vaincre rapidement sur le terrain ou d'obtenir un soutien massif d'une autre grande puissance industrielle. Mais la Chine, au-delà d'un soutien rhétorique marqué, n'a pour l'instant pas engagé de gros moyens pour aider la Russie.

Ni les Ukrainiens, ni les Russes ne souhaitent aujourd'hui une négociation. Ils attendent une solution militaire ou stratégique au conflit

Cédric Mas, historien militaire

Pas de percée diplomatique en vue

D'autres facteurs pourraient jouer un rôle décisif dans la guerre en Ukraine. Selon Cédric Mas, il y a trois critères essentiels pour l'emporter: le nombre de soldats, la qualité des armements et la qualité du commandement. "La question du leadership est essentielle. La guerre se gagne dans les esprits, par le moral et la détermination. L'issue pourrait changer si le commandement ukrainien arrivait à convaincre, y compris les soldats russes, qu'il est meilleur que les généraux russes. A ce moment-là, la confiance des soldats en leur chef flanchera et les mesures de coercition ne suffiront plus", affirme l'analyste.

Après un an et demi de guerre, on sent poindre un début de pression de certains pays alliés pour que Kiev envisage des négociations. Un haut responsable de l'Otan a récemment estimé, avant de se rétracter, qu'une "solution possible pour l'Ukraine serait de céder une partie de son territoire et d'obtenir en échange l'adhésion à l'Alliance atlantique".

L'idée de négocier et découper le territoire ukrainien aux dépens de la population afin de satisfaire les "appétits insatiables" de Moscou et de calmer la "dictature de Poutine" existe depuis le début du conflit, relève Cédric Mas. Il estime que le président russe ne doit sa survie qu'à des ingérences à l'étranger: "Il avait besoin de déclencher une nouvelle guerre pour pouvoir raffermir son pouvoir qui était contesté. Souvenons-nous que depuis vingt ans, Vladimir Poutine n'a obtenu que des concessions à toutes ses prétentions et cela ne l'a jamais arrêté."

Mais, poursuit l'historien, "ni les Ukrainiens, ni les Russes ne souhaitent une négociation", poursuit l'historien. "Ils attendent une solution militaire ou stratégique au conflit. Le temps de la diplomatie n'est pas encore venu."

>> Consulter notre suivi de la guerre en Ukraine : La Russie dit avoir "détruit" deux navires militaires ukrainiens

Sujet radio: Patrick Chaboudez

Adaptation web: iar

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