En Russie, la propagande sur la guerre en Ukraine s'immisce dans les manuels scolaires
Le nouvel ouvrage contient un chapitre sur "l'opération militaire spéciale" en Ukraine, comme l'appelle le Kremlin, mais aussi une réécriture des décennies précédentes qui met en avant la puissance soviétique et russe, et dépeint la Russie comme étant assiégée par l'Occident qui voudrait détruire le pays.
Le chapitre traitant de la fin de l'URSS attribue sa dislocation à l'incompétence de Mikhaïl Gorbatchev, sans mentionner certaines causes qui ont provoqué la chute de l'Union soviétique. Dans le passage sur les années 60, on peut également lire que le niveau de confort en URSS n'était pas tout à fait équivalent à celui des pays occidentaux ou plutôt à l'image que l'Occident véhiculait de lui-même "à travers le cinéma et la publicité".
Il y a quelques années, l'époque stalinienne avait déjà fait l'objet d'une réécriture dans plusieurs manuels, évoquant de manière toujours plus brève l'ampleur des répressions.
Une réponse à l'hostilité occidentale
Les chapitres concernant la guerre en Ukraine sont un condensé de la rhétorique du Kremlin et des discours du président Vladimir Poutine: la Russie est dépeinte comme le pays qui a sauvé la civilisation humaine de la catastrophe. "Si Kiev avait pu rejoindre l'Otan et avait provoqué un conflit militaire en Crimée et dans le Donbass, la Russie se serait retrouvée en guerre avec tous les membres de l'Alliance atlantique. Cela aurait peut-être été la fin de la civilisation humaine", peut-on lire dans le manuel.
Le livre cite notamment l'adhésion de la Finlande à l'Otan en 2023 comme exemple de l'hostilité occidentale, sans mentionner que ce pays n'avait pas l'intention de rejoindre cette alliance avant que Vladimir Poutine n'envahisse l'Ukraine.
Quant aux conséquences de la guerre sur la société russe, elles sont dépeintes sous un jour presque positif: le conflit est présenté comme une chance et une opportunité pour s'emparer de nouveaux marchés, avec le départ des entreprises étrangères de Russie. Le manuel ne s'attarde pas sur l'impact de la mobilisation et sur les morts. En revanche, tout un passage est consacré aux exploits russes sur le champ de bataille.
L'Ukraine est dépeinte en marionnette de l'Occident et rongée par le nazisme. Elle est aussi dénigrée lors d'autres périodes historiques. "A la lecture de ce manuel, on en conclut qu'il n'y a pas eu de dissidents en URSS, uniquement des agents occidentaux et des cryptofascistes ukrainiens", résume dans le Moscow Times la chercheuse britannique Jade McGylnn.
Des contenus peu critiques
L'un des auteurs de ce manuel est l'ancien ministre de la Culture Vladimir Medinsky, aujourd'hui conseiller du président russe pour les questions mémorielles et historiques. Il s'agit d'une personnalité controversée, soupçonnée de plagiat et de manque de rigueur scientifique.
"Notre tâche est de raconter de manière intéressante, claire et argumentée non seulement l'histoire du XXe siècle, mais aussi l'histoire récente. Par conséquent, parler des événements les plus récents - les Jeux olympiques de Sotchi, la Coupe du monde de football et la pandémie de Covid-19 - et ne pas mentionner l'opération militaire spéciale aurait été d'une terrible hypocrisie. Désormais, tout le monde y pense et en parle, à l'école, dans les familles", a justifié Vladimir Medinsky lors d'une conférence de presse.
Aujourd'hui en Russie, une seule maison d'édition, Prosveshenie, détenue par des hommes d'affaires proches du pouvoir, monopolise la majorité du secteur des livres scolaires, alors qu'il existait encore il y a quelques années une diversité dans la branche.
Selon Alexandre Kondrashov, professeur d'histoire russe et membre du syndicat d'enseignants en Russie Utshitel, "la qualité des manuels scolaires a beaucoup baissé, surtout en ce qui concerne l'histoire nationale. L'un des meilleurs livres est celui des écoliers de sixième année sur le Moyen-Âge. Là, ce sont des contenus vraiment intéressants: on y développe l'esprit critique, on apprend le travail sur les sources et à se forger son propre avis", témoigne-t-il lundi dans l'émission Tout un monde.
Dans la plupart des autres livres récents, ce ne sont que des dates et des événements qui se suivent, sans lien entre eux. "Par exemple, on mentionne un chercheur sans préciser le sens de ses découvertes, il est simplement indiqué qu'il s'agit d'un scientifique très important qui a gagné tel ou tel prix", ajoute Alexandre Kondrashov.
Une guerre qui interpelle les écoliers
Le sociologue russe Alekseï Levinson estime qu'il y aura probablement trois types de réactions auprès des parents et des élèves face à ce manuel. D'une part de l'indifférence, beaucoup de parents s'en remettant à l'école pour l'éducation des enfants sans s'impliquer ni s'interroger sur le contenu des matières enseignées. D'autre part, de l'inquiétude et du mécontentement venant dans ce cas des parents opposés au pouvoir. Enfin, certaines familles exprimeront de l'enthousiasme. Ces parents auront probablement pour ambition de placer leurs enfants dans des structures du régime, de l'élite dirigeante ou encore dans les universités ou les milieux d'affaires.
"L'état d'esprit de ces enfants (ceux des familles enthousiastes, ndlr) m'inquiète beaucoup, car ce discours sera dans leur tête pour durer. Même si le régime de Vladimir Poutine tombe, ce qu'on aura eu le temps de leur mettre dans la tête ces prochaines années restera à vie. C'est cette génération poutinienne qui survivra au président russe", pointe Alekseï Levinson.
La guerre en Ukraine préoccupe les garçons, qui ont peur d'être enrôlés dans l'armée. Mais il y en a aussi pour qui c'est un souhait, car dans beaucoup de régions, l'armée est presque le seul ascenseur social
La guerre en Ukraine inquiète et interpelle les élèves, note pour sa part Alexandre Kondrashev. "Ils veulent en parler, mais pas toujours avec leurs professeurs, s'il ne s'agit pas d'un dialogue d'égal à égal. Ils ont besoin de confiance. Quand ce n'est pas le cas, ils s'expriment par des mèmes, des tags ou des petits mots qu'ils se passent entre eux pendant les cours", explique-t-il.
"Cela préoccupe beaucoup les garçons, qui ont peur d'être enrôlés dans l'armée. Mais il y en a aussi pour qui c'est un souhait, car, hélas, dans beaucoup de régions de Russie, l'armée est presque le seul ascenseur social. Ces dernières années, des jeunes ont payé des pots-de-vin non pas pour éviter l'armée mais pour y entrer. Dans certains endroits, on commence à recruter pour cette "opération militaire spéciale" en Ukraine dans les écoles", poursuit le professeur.
>> Relire aussi les témoignages d'une mère et sa fille sur la propagande russe à l'école : Quand la propagande du Kremlin s'invite dans les écoles russes
La crainte de la répression
L'impact de ces nouveaux contenus ne sera pas immédiat: le pays est grand et les livres ne seront probablement pas distribués partout dès la première année. De leur côté, les enseignants et enseignantes ont une marge de manoeuvre. Des stratégies d'évitement sont possibles: le programme est dense et les derniers chapitres, qui concernent les événements historiques plus récents, sont rarement évoqués faute de temps.
"L'enseignant est seul avec ses élèves pendant les cours. L'auteur du manuel ne se trouvera pas dans chaque salle pour écouter. Cela dépend toujours de comment les professeurs décident d'enseigner", relève Alexandre Kondrashev. Ne pas mentionner la guerre est souvent la solution privilégiée: "Si vous abordez ce sujet, peu importe le point de vue, il y aura toujours des scandales. Cela ne plaira pas à tel élève ou tel parent".
L'enseignant est seul avec ses élèves pendant les cours. L'auteur du manuel ne se trouvera pas dans chaque salle pour écouter
En soi, le manuel ne change pas grand-chose. C'est plutôt la peur des répressions qui changera la donne, note Alexandre Kondrashev. "Si les autorités organisent un procès pour l'exemple, s'ils arrêtent un enseignant en disant qu'il failli à son devoir, alors dans ce cas, les professeurs auront peur et changeront leur manière d’enseigner."
Des poursuites pénales ont déjà été engagées depuis le début de l'invasion russe à l'encontre d'enseignants qui critiquaient l'agression de Moscou en Ukraine. De cette manière, le pouvoir russe pourrait fortement entraver la liberté d'enseigner, déjà très fragilisée.
Isabelle Cornaz/iar