Face à cette situation extrême, la balle est dans le camp des autorités mexicaines. Ces dernières années, plusieurs avancées ont eu lieu. Une loi sur les disparitions a par exemple été votée. Elle oblige les trente Etats du pays à se doter chacun d'une commission de recherche des disparus et d'un parquet spécialisé dans les enquêtes sur les disparitions, mais cela reste largement insuffisant devant l'étendue du problème.
Sous le gouvernement actuel d'Andrés Manuel López Obrador, pas moins de 42'000 disparitions ont déjà été dénombrées, au point que les familles des disparus accusent le président d'indifférence. C'est l'avis de Maria Guadalupe Aguilar, l'une des premières mères de disparus à avoir organisé elle-même des recherches à partir de 2011.
"Nous sommes ignorés par les autorités. Et pas seulement par le gouvernement local, mais aussi par le président, qui refuse de nous recevoir, qui n'écoute pas nos demandes. Il n'accorde pas d'importance à ce fléau si terrible pour la société. En fait, il pense que tous les jeunes, victimes de disparition, sont mêlés aux groupes criminels", explique-t-elle dans l'émission Tout un monde.
Face aux critiques, le président mexicain rétorque que son gouvernement est celui qui a dédié le plus d'efforts à la recherche des disparus.
Disparités selon les Etats
Certaines régions mexicaines sont davantage touchées par les disparitions que d'autres. Les Etats du nord, mais aussi le Veracruz ou le Golfe du Mexique sont des régions qui concentrent un grand nombre de disparitions, mais aussi des fosses clandestines où les cartels se débarrassent des cadavres
Au cours des trois dernières années, l'Etat de Jalisco, dans l'ouest, est celui qui a été le plus touché, en raison de la rivalité entre les deux grands cartels de Jalisco et de Sinaloa. C'est là-bas que Guadalupe Aguilar a fondé son organisation FUNDEJ (Familles unies pour nos disparus de Jalisco).
"Le Jalisco, c'est l'État du Mexique célèbre pour la tequila, pour la musique mariachi et pour la beauté des paysages. Mais c'est aussi la région numéro 1 en termes de disparitions et de fosses clandestines. Ce drame ne s'arrête jamais. C'est terrible de savoir qu'il y a plus de 15'000 personnes signalées comme disparues au Jalisco, et seulement 40 dossiers de disparitions forcées dans lesquels il y a des poursuites judiciaires. Quarante! Comment est-ce possible?", se questionne-t-elle.
Pour expliquer cela, Guadalupe Aguilar pointe l'impunité, mais aussi le manque de moyens alloués à l'identification des corps. Un centre national d'identification a été créé il y a un an pour identifier les plus de 50'000 corps découverts, mais sans donner de résultat jusqu'à présent.
Une banque nationale de données génétiques devait aussi être opérationnelle cette année, mais elle ne le sera finalement que dans trois ans.
Pays en état de choc
La récente disparition de cinq jeunes adultes dans la région de Jalisco a particulièrement choqué et ébranlé le Mexique. Leur calvaire a été filmé et la vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux. Elle montre cinq jeunes couverts de sang et ligotés, l'un d'eux étant obligé de poignarder l'un de ses amis.
Ces images insoutenables sont un message de terreur et une démonstration de force adressés par les criminels qui se moquent de l'impuissance des autorités. Les cinq victimes n'ont toujours pas été retrouvées.
La population mexicaine a été frappée par le fait que les jeunes, âgés de 19 à 22 ans, étaient sans histoire et sans lien avec la criminalité, alors que bien souvent, autorités et société tentent de se rassurer en se disant que les victimes de violences trempaient forcément dans des affaires criminelles. Ce préjugé s'avère souvent faux.
Traitement médiatique respectueux
Les médias mexicains ont réagi en refusant de diffuser la vidéo et très rapidement un discours de respect pour les victimes et de résistance face à la terreur s'est imposé sur les réseaux sociaux.
Certains médias ont privilégié des images souriantes des cinq victimes pour mettre en avant qui ils étaient réellement. La sociologue Rossana Reguillo, chercheuse à l'Université ITESO de Guadalajara, dans l'Etat du Jalisco, perçoit une évolution dans le traitement médiatique de la violence extrême.
"Il y a eu un certain apprentissage des médias à partir de la disparition des 43 étudiants d'Ayotzinapa, donc à partir de 2014-2015, concernant le traitement de la violence extrême. D'après moi, il y a eu une évolution, il y a davantage de respect et de précaution. À l'inverse, les autorités ne montrent aucune précaution, criminalisent les victimes et minimisent les faits. C'est absolument lamentable", constate-t-elle.
Ras-le-bol
Confrontés à cette violence récurrente, permanente et extrême, les Mexicains manifestent ponctuellement un ras-le-bol. Surtout, ils se demandent qui sera capable de mettre un terme à cette barbarie.
A chaque affaire, les autorités promettent des enquêtes. Mais celles-ci tombent dans l'oubli, engendrant une irrépressible banalisation de la violence, au point aussi que les médias mexicains n'en font plus les gros titres.
Pour Anna Karolina Chimiak, avocate de CEPAD, une organisation de défense des droits de l'homme qui travaille sur les disparitions dans le Jalisco, cette banalisation est aussi un réflexe de protection. "Cette situation érode notre empathie et notre sensibilité", constate-t-elle.
Alors que l'insécurité est la principale préoccupation des Mexicaines et des Mexicains, le président affirme régulièrement qu'il a rétabli la paix à travers le pays... au mépris de la réalité. Depuis l'offensive militaire lancée contre les cartels en 2006, le Mexique a enregistré plus de 420'000 meurtres.
Emmanuelle Steels/jfe