Iégor tend un flacon vers le tuyau d'évacuation d'une usine d'où vomit une eau chaude et puante. "Une odeur de tisane", blague le militant écologiste et "trotskiste" russe de 18 ans, en reniflant l'échantillon prélevé.
Sonia, elle, note l'odeur "vaseuse" et la couleur "jaunâtre" de l'eau, sous les yeux de ses deux complices, Alexeï et Iakov. L'infâme liquide sort en trombe d'une usine de papier sanctionnée pour ses rejets polluants et tombe dans un affluent de la rivière Soura, dans la ville de Penza, à 600 km de Moscou.
Jeunes, Russes... et écolos
Les jeunes écologistes - ils ont tous moins de 20 ans - font sur place un test chimique révélant des excès présumés de chlore, de fer et de matières organiques.
Depuis longtemps en Russie, les groupes indépendants comme celui de Iégor, qui ne sont pas liés aux organisations pro-gouvernementales, sont exposés aux persécutions.
Mais en pleine répression de toutes les voix dissidentes depuis l'assaut contre l'Ukraine lancée le 24 février 2022, un cap a été franchi avec l'interdiction d'une série d'ONG de protection de l'environnement.
Suppôts de l'Occident
Les filiales russes du WWF et Greenpeace ont été bannies, accusées d'être des suppôts de l'Occident et d'entraver l'économie du pays. Survivent désormais des groupes locaux de défense de l'environnement, de taille souvent modeste, qui tentent de poursuivre la lutte.
"Ce qu'on fait est légal et inoffensif. Mais demain, ils pourraient associer ça à de l'extrémisme ou du terrorisme. La moindre transmission d'informations peut devenir une prétendue menace pour l'Etat", constate Iégor. Soudain, un caméraman et une attachée de presse envoyés par l'usine débarquent et commencent à filmer la scène.
Puis un agent de sécurité apparaît. Pour éviter un contrôle de police, le groupe s'en va. A quelques mètres, sous des arbres, plusieurs hommes continuent de pêcher tranquillement dans l'eau polluée.
Le groupe fait régulièrement des contrôles dans les rivières ou décharges d'ordures. Epaulés par un militant plus âgé ayant des compétences juridiques, ils rapportent les violations au Parquet ou à l'agence de protection de l'environnement.
De petites victoires
Avec parfois des succès étonnants. En novembre 2021, Iégor et son ami Alexeï, alors lycéens, mènent un contrôle des eaux rejetées par l'usine de papier. Alexeï envoie les résultats aux autorités qui confirment une pollution massive et ont condamné récemment un responsable de la fabrique à 465'000 roubles d'amende (environ 4300 francs).
L'usine, dirigée par un élu local du parti Russie Unie de Vladimir Poutine, assure depuis avoir investi dans la modernisation de ses équipements.
Mais Alexeï, lui, après ses révélations, a été exclu de l'association écologiste pro-gouvernementale dont il faisait partie, accusé d'avoir mené cette inspection sans l'aval de sa hiérarchie. En février 2022, Alexeï a ainsi créé sa propre organisation, Eko-Start.
Après le contrôle devant la fabrique de papier, ils rendent visite à une décharge à ciel ouvert d'où s'échappent des fumées toxiques et se retrouvent pêle-mêle des légumes pourris, des batteries électriques et des déchets médicaux.
"Les propriétaires de la décharge sont des gens haut placés dans la région. Ils font des économies en ne triant pas les déchets, en ne respectant pas les règles de stockage", regrette Alexeï.
Davantage de pollution à l'horizon
Une partie des jeunes Russes, apeurés, évite toute activité dissidente, une autre se cloître dans l'indifférence, l'apolitisme, ou soutient le régime. Alexeï partage ce constat, mais pense que "si tu ne fais pas de politique aujourd'hui, la politique viendra à toi demain". Selon lui, le conflit en Ukraine a politisé beaucoup de jeunes, en les poussant à s'engager pour ou contre.
L'action choisie par les deux amis se justifie d'autant plus que, d'après les experts, le conflit risque d'entraîner en Russie de nouveaux problèmes écologiques. Car en plus de réprimer les ONG, le pouvoir assouplit les normes anti-pollution pour soutenir l'économie sous sanctions et le complexe militaro-industriel dont les usines d'armement tournent à plein régime.
La coordinatrice de l'ONG Bellona, Ksenia Vakhroucheva, en exil, affirme qu'il n'existe d'ores et déjà plus d'organisations écologistes russes assez puissantes pour entraîner "des changements systémiques". Alexeï veut lui croire que "deux ou trois" associations efficaces, dans chaque région du pays, pourraient "changer" la Russie, à coups de petites victoires.
afp/doe