A la fin des années 50, la Chine de Mao Zedong n'a pas dix ans et elle compte marquer un grand coup: conquérir l'Everest par la face nord, depuis le Tibet. En 1953, le Néo-Zélandais Edmund Hillary et le Népalais Tensing Norgay ont été les premiers à atteindre le sommet de la plus haute montagne du monde, mais ils l'ont fait par la face sud.
Problème, Pékin ne possède à cette époque aucune tradition d'alpinisme. Le pays doit alors faire appel à ce qui est encore considéré comme "le grand frère" soviétique, afin d'avoir une expertise. Il s'agit de former rapidement quelques dizaines de Chinois prêts à tous les sacrifices pour atteindre l'objectif.
Les Russes sont quelque part fascinés par leur foi, leur dévouement et le zèle qu'ils portent au Parti communiste et à Mao.
"Dans les récits, on voit que les Russes sont épatés par ce qu'ils appellent 'le fanatisme' des Chinois. L'un d'entre eux dit avoir l'impression de voir les Soviétiques dans les années 30, du temps de Staline (...) Les Russes regardent donc ces jeunes alpinistes chinois avec beaucoup d'étonnement. Ils sont quelque part fascinés par leur foi, leur dévouement et le zèle qu'ils portent au Parti communiste et à Mao. Et ils disent que ça pallie un peu leurs insuffisances techniques, voire physiques", explique mercredi dans Tout un monde Cédric Gras, auteur du livre "Alpinistes de Mao", aux éditions Stock.
Des buts très politiques
Prévue initialement en 1959, l'expédition est retardée d'un an du fait du soulèvement tibétain, au cours duquel le Dalaï Lama prend la fuite. La conquête de l'Everest n'est d'ailleurs qu'une sorte de prétexte. Il s'agit surtout de démontrer la supériorité de la pensée de Mao et d'affermir un contrôle définitif sur le Tibet.
"Cette expédition n'aurait jamais eu lieu s'il n'y avait pas eu la volonté d'aller s'approprier la frontière", explique Cédric Gras.
Mais pour l'écrivain, les visées chinoises vont plus loin. "Le Parti communiste chinois avait la revendication un petit peu sourde des vallées au sud de l'Everest, qui sont aujourd'hui côté népalais... c'est-à-dire que la frontière qu'avait laissée l'Empire britannique entre l'Inde, le Népal et la Chine n'était pas reconnue par Pékin et la Chine essayait de placer ses pions de ce côté-là après avoir envahi le Tibet (intervention armée en 1950, ndlr)", ajoute-t-il.
On ne peut pas exclure un exploit chinois (...) mais ma conviction intime est qu'ils ne sont pas allés au sommet en 1960.
Un exploit contesté
Officiellement, c'est le 25 mai 1960 que la Chine annonce que trois de ses alpinistes ont réussi à rejoindre le sommet de l'Everest en passant par le nord, y déposant même un buste de Mao Zedong.
Mais cette version officielle est rapidement mise en doute. Aucune photo n'a été prise et la présence d'un ressaut (une dalle verticale redoutable) juste avant le sommet rend l'exploit difficile à croire. Les Chinois disent avoir réussi à franchir l'obstacle grâce à un alpiniste qui aurait fait la courte échelle à ses camarades, leur permettant de passer. Une image héroïque mais néanmoins peu vraisemblable.
"On ne peut pas exclure un exploit chinois, donc je n'ai pas été totalement affirmatif, mais ma conviction intime est qu'ils ne sont pas allés au sommet en 1960. Ils n'ont aucune preuve, absolument aucune preuve. Il n'y pas de photo et on a jamais retrouvé ce fameux buste de Mao au sommet", résume Cédric Gras, tout en rappelant que ces alpinistes, même après une formation, n'avaient que peu d'expérience de la montagne.
"Si on écoute ce qu'en disent les formateurs russes, on comprend que ce n'était pas d'immenses grimpeurs. Avec tout le respect que je leur dois, parce qu'ils sont montés au moins à 8500 mètres, jusque sous ce fameux ressaut, sous lequel ont très certainement échoué Malory et Irvine dans les années 20 (les alpinistes britanniques George Mallory et Andrew Irvine sont morts en 1924 en tentant de gravir l'Everest par sa face nord, ndlr).
Pas de remise en question à Pékin
En Chine, cette version de l'exploit n'a en revanche jamais été remise en cause. En 2020, un film est même revenu sur cette ascension, en reprenant le narratif officiel.
"La Chine clame sa réussite car ce n'était pas seulement une ascension parmi d'autres. C'était un exploit d'alpinisme, mais aussi une revendication de géographie politique et une glorification idéologique, voire nationaliste, quelque chose de très fort. Donc aujourd'hui la Chine contemporaine n'en démord pas; ils sont montés sur l'Everest en 1960", détaille Cédric Gras.
Quant aux alpinistes, ils ont d'abord été accueillis comme des héros avant de connaître eux aussi les tourments de la Révolution culturelle. L'un d'entre eux, Liu Lianman, a notamment été placé dans un camp de rééducation. "Il dit ne rien regretter et n'en veut à personne. Il est au contraire extrêmement reconnaissant à Mao de lui avoir donné ce destin exceptionnel", explique l'écrivain, qui a eu accès au journal de cet alpiniste formé sur mesure par ordre du pouvoir communiste.
Quelques années après la mort de Mao, l'Everest change finalement de statut en Chine. La plus haute montagne du monde et la chaîne de l'Himalaya s'ouvrent davantage aux expéditions étrangères. Une rentrée de devises appréciable, symbolisée entre autres par la monétisation toujours plus importante des sommets de plus de 8000 mètres.
Propos recueillis par Patrick Chaboudez
Adaptation web: ther