"Les yeux du monde vont être rivés sur Paris. On veut montrer qu'on peut faire du plus grand événement du monde un événement responsable et en lien avec son époque." Pierre Rabadan, adjoint à la Mairie de Paris en charge des Jeux olympiques et paralympiques, a rappelé dimanche dans Mise au Point la volonté d'exemplarité affichée par les autorités françaises.
Mais derrière la forêt de grues et les milliers d'ouvriers à pied d'oeuvre sur le chantier titanesque sorti de terre en Seine-Saint-Denis se cache une réalité plus sombre: celle des travailleurs sans-papiers.
"Tout le monde le sait, mais personne n'en parle, parce que ça les arrange. Tu travailles, tu fais ce qu'ils te demandent de faire. Sinon tu prends tes affaires et ils mettent quelqu'un d'autre à ta place", témoigne ainsi Cempara* devant les caméras de la RTS.
Une question taboue
Livrer les ouvrages à temps pour les Jeux olympiques est une véritable course contre la montre. "C'est le plus grand chantier monosite d'Europe. C'est absolument hors normes quand on regarde la vitesse d'exécution", témoigne Antoine du Souich, directeur de la stratégie et de l'innovation pour la SOLIDEO, la Société de livraison des ouvrages olympiques. Conséquence, pour livrer ce projet dans les temps, il faut beaucoup de main d’œuvre.
Dans une antenne locale de la CGT à Bobigny, l’un des plus grands syndicats de France, où s'organisent plusieurs fois par mois des permanences pour travailleurs sans-papiers, la RTS a rencontré plusieurs ouvriers employés sur les chantiers des JO. Mais la situation des uns et des autres reste taboue.
"Personne ne demande à son collègue s'il a un papier ou non. On ne parle jamais de ça sur les chantiers. Entre nous, on dit que c’est un code. Ils m’ont recruté comme manœuvre, mais on fait tout sur le chantier: nettoyage, rangement, marteau-piqueur, maçonnerie, tout… Tu as plein de choses à faire", témoigne Cempara*.
Ils profitent de nous, vraiment, ça fait mal. Nous aussi on travaille sans-papiers, on est comme au Qatar
Et pour être embauché sur les chantiers, Cempara a utilisé un alias, en louant une identité légale. "C’est un business. C'est un faux nom que j’ai fourni pour avoir le badge sans lequel tu ne peux pas rentrer sur le chantier. Je pointe comme tout le monde, il n’y a pas de différence si tu as ce badge", explique-t-il.
Ces ouvriers parfois sans contrat, engagés sous de fausses identités, sont difficiles à détecter. "Quand on a su que Paris avait été désigné pour accueillir les Jeux olympiques, on s'est dit que ça allait nous faire du travail", explique Jean-Albert Guidou, secrétaire général de la CGT à Bobigny.
Dénoncé, puis renvoyé
Du travail, Gaye en a trouvé dans un premier temps sur les chantiers. Il maniait le marteau piqueur et coulait le béton. Un moyen de gagner un peu d’argent, qu'il envoyait à sa famille restée au Mali. "Quand je travaillais huit heures, je gagnais 80 euros. Mais je travaillais aussi 10, 12 heures, toujours pour 80 euros. Il n’y a pas d’heures supplémentaires et quand tu expliques ça au patron, il te répond: 'si tu veux travailler, tu travailles, sinon tu peux t’en aller et on va appeler une autre personne'. Il sait qu’il y a plein de sans-papiers… Ils profitent de nous, ça fait mal. Nous aussi on travaille sans papiers, on est comme au Qatar", compare-t-il.
C'est ce que j'appelle de la 'chair à chantier'. Ils ne sont pas déclarés, n'ont pas de cotisations sociales, pas de congés payés... Il y a du travail: tu bosses. Il n'y a plus de travail, tu restes chez toi et tu n'es pas payé
Gaye a fini par perdre son travail sur les chantiers des JO après une dénonciation par l'inspection du travail. Son patron l'a renvoyé, il est aujourd'hui sans-papiers et sans emploi. "Il n'est pas trafiquant, il n'est pas dans un réseau. Il n'est qu'un ouvrier qui travaillait depuis des années sur les chantiers, en train de se fatiguer la vie", le défend Jean-Albert Guidou.
"C'est ce que j'appelle de la 'chair à chantier'. Ils ne sont pas déclarés, n'ont pas de cotisations sociales, pas de congés payés... Il y a du travail: tu bosses. Il n'y a plus de travail, tu restes chez toi et tu n'es pas payé. La personne est interchangeable. Si elle a un accident, on prend la voiture, on la dépose deux kilomètres plus loin et on lui dit de se débrouiller toute seule, sans dire que c'est un accident de travail, ni pour qui elle travaille", raconte le secrétaire général de la CGT à Bobigny.
Des boîtes aux lettres vides
Il est difficile de savoir pour qui ces personnes travaillent. Mais la SOLIDEO confirme la présence de travailleurs sans-papiers au cœur des sites olympiques sur des chantiers où se côtoient jusqu’à 3500 ouvriers. "On a été surpris de voir du travail illégal sur nos chantiers, même si on sait que c'est une pratique qui a cours. Il y a plus de 2000 entreprises mobilisées sur les ouvrages olympiques, mais l'immense majorité ne triche pas. On a sanctionné les quatre ou cinq entreprises pour lesquelles on a constaté des manquements au droit et on a amplifié les contrôles", explique Antoine du Souich.
Contrôler et punir les tricheurs, la tâche est complexe. Car derrière les grands noms de la construction se cachent une myriade de petites entreprises sous-traitantes qui proposent de la main d’œuvre bon marché. Mise au Point a cherché en vain à rencontrer ces patrons qui emploient des travailleurs sans-papiers. Mais les adresses des entreprises épinglées par l'inspection du travail mènent en banlieue, devant des locaux vides et de simples boîtes aux lettres. Il est donc impossible d'atteindre ces entreprises fantômes, ni de savoir combien ils sont encore à travailler sans-papiers sur les chantiers.
Mais des lueurs d'espoir existent: Cempara et Gaye sont par exemple désormais en procédure de régularisation. Et ils ont assigné en justice plusieurs géants de la construction, pour ne plus rester dans l’ombre de la flamme olympique.
Reportage TV: Raphaël Grand
Adaptation web: Victorien Kissling
*Prénom d'emprunt