Dimanche, la tempête Daniel a frappé plusieurs zones de l'est de la Libye, en particulier Derna, provoquant des inondations. Sous la pression de pluies torrentielles, le barrage d'Abou Mansour, d'une capacité de 22,5 millions de m3 situé à 13 km de la ville, a cédé en libérant des flots d'eaux qui ont foudroyé un second barrage, celui d'Al-Bilad, d'une capacité de 1,5 million de m3, situé à seulement un kilomètre de la cité côtière.
Les deux barrages avaient été construits dans les années 1970 par une entreprise yougoslave "non pas pour collecter de l'eau mais pour protéger Derna des inondations", a expliqué le procureur général libyen al-Seddik al-Sour. Dans la nuit de vendredi à samedi, il a annoncé avoir ouvert une enquête sur les circonstances du drame.
Laurent Mouvet, vice-président "Europe" de la Commission Internationale des Grands Barrages, expert des barrages hydrauliques à l’EPFL, est revenu sur cette catastrophe dans le 19h30 de la RTS lundi.
Il confirme: "ces deux barrages étaient des barrages de protection contre les crues, qui ont été construits il y a 50 ans. Donc, pendant une certaine période, ils ont rempli leur usage".
Ce qui est important pour la sécurité des barrages, ajoute Laurent Mouvet, "c’est une conception et une construction saines". Et quand l’expert parle de "sain", il entend aussi "mis à jour avec les standards d’aujourd’hui".
Des fissures qui datent
Or, selon Laurent Mouvet, "il y a eu peut-être un problème au niveau de la mise à jour des standards de sécurité, surtout si on tient compte du changement climatique et du fait que dans les années 70 – quand ces barrages ont été construits –, on avait peu d'informations sur l’hydrologie".
En effet, comme il l’explique, "il faut périodiquement revoir la sécurité des ouvrages. On le fait en Suisse, c’est une recommandation internationale". "En termes d'aménagement du territoire, en termes de préparation, en termes de système d'alarme", il y a eu des lacunes, ajoute-t-il.
Selon le procureur général libyen al-Seddik al-Sour, la direction des barrages en Libye avait déjà signalé des fissures sur les deux ouvrages dès 1998. Les autorités ont alors chargé un bureau d'études italien d'évaluer les dégâts sur les deux barrages. Le cabinet a confirmé les fissures et a même recommandé la construction d'un troisième barrage pour protéger la ville, selon al-Seddik al-Sour.
En 2007, le régime de Mouammar Kadhafi a confié les travaux de réparation à une compagnie turque. Faute de paiement, la société n'a entamé les travaux qu'en octobre 2010, avant de les suspendre moins de cinq mois plus tard, dans la foulée de la révolution de 2011 qui a renversé le dictateur.
Depuis, un budget est alloué chaque année à la réparation des deux barrages, mais aucun des gouvernements successifs n'a entrepris les travaux. Dans un rapport en 2021, le bureau d'audit libyen, l'équivalent d'une Cour des comptes, pointait des "tergiversations" du ministère concerné dans la reprise des travaux dans les deux ouvrages.
Des risques connus
Dans une étude en novembre 2022, l'ingénieur et universitaire libyen Abdel-Wanis Ashour met en garde contre une "catastrophe" menaçant Derna si les autorités ne procèdent pas à l'entretien des deux barrages.
Malgré cet avertissement, aucun des travaux n'a été mené, bien que la Libye, qui dispose des réserves pétrolières les plus abondantes d'Afrique, ne manque pas de moyens.
Le patron de l'Organisation météorologique mondiale qui dépend de l'ONU, Petteri Taalas, a estimé cette semaine que "la plupart des victimes auraient pu être évitées", pointant du doigt la désorganisation liée à l'instabilité politique dans le pays.
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rad avec afp
"Des familles entières sont mortes"
"C'est une tragédie". Malek* a une cinquantaine d'années et vit dans l'ouest libyen. Il s'est rendu à Derna pour apporter son aide après les inondations. "J'ai rarement vu ça: les hommes libyens pleurent à chaudes larmes, alors qu’ils ne pleurent normalement pas, ou alors en cachette. Cela montre la gravité de la situation", estime-t-il au micro de l'émission Forum de la RTS samedi.
"Des familles entières sont mortes. Des pères ont perdu leurs enfants et leur femme. Tout le monde est touché. Je le suis moi-même beaucoup", raconte-t-il. Malek explique qu'un jeune homme s'est même donné la mort après avoir perdu ses proches.
La situation est terrible à Derna, renchérit le Libyen. "Il y avait un enfant de 5 ans qui pleurait seul et qui appelait sa mère. Il demandait où elle était allée. Il m’a fait pleurer.”
Malek a livré son témoignage à Maurine Mercier, journaliste qui a longtemps été correspondante pour la RTS en Libye, et qui a gardé des contacts sur place. Actuellement, l'accès au pays pour les journalistes est compliqué, car les autorités le verrouillent.
*prénom d'emprunt