L'invasion de l'Ukraine, un plan prévu de très longue date, selon Marion Van Renterghem
Tout était prévu depuis le début. Selon la journaliste française Marion Van Renterghem, Vladimir Poutine aurait conçu son plan pour reprendre l'Ukraine dès son arrivée au Kremlin, en rendant rapidement Kiev obsolète sur la carte mondiale du gaz.
"Il faut se souvenir que Nord Stream, ou plutôt l'idée de Nord Stream, correspond exactement à son arrivée au pouvoir. Il y avait tout de suite une stratégie globale pour récupérer les anciens territoires perdus de l'Union soviétique et de la Grande Russie, et en particulier l'Ukraine", explique-t-elle lundi dans l'émission Tout un monde.
Une Europe faible, des Etats-Unis désintéressés
Auteure du livre "Le piège Nord Stream: le plan de Poutine était presque parfait", qui vient de paraître aux éditions Les Arènes, la grande reporter, qui a pu rencontrer une centaine d'acteurs et témoins de ce dossier, estime que la Russie orchestrait cette invasion depuis des années, profitant notamment d'une Europe faible et dépendante et d'Etats-Unis désinteressés.
"Tout était préparé. Les tuyaux étaient sous la mer, l'Occident était divisé, l'Union européenne en plein marasme avec le Brexit et d'autres courants populistes nationalistes. Les Etats-Unis se détournaient totalement de l'Europe pour se réorienter sur le Pacifique et l'Otan était en état de 'mort cérébrale' comme l'avait dit Emmanuel Macron", évalue-t-elle.
Vladimir Poutine a exercé une influence partout, mais en particulier sur le réseau de la social-démocratie européenne
Pour la journaliste, ce n'est que la réaction inattendue de l'Ukraine et de son président Volodymyr Zelensky qui a changé la donne. "Vladimir Poutine est tombé sur un président qu'on croyait être un clown et qui lorsque Joe Biden lui a offert un refuge aux Etats-Unis, lui a dit 'je n'ai pas besoin d'un taxi, j'ai besoin de munitions'. Cela a été un déclic extraordinaire. Les Américains, qui pensaient devoir s'écraser devant cette invasion, ont réagi. L'Otan a réagi et l'Europe s'est unifiée comme jamais", analyse-t-elle.
Un travail de sape avec l'Allemagne
Dans son ouvrage, Marion Van Renterghem évoque une stratégie russe d'influence ciblant avant tout l'Allemagne, qu'elle décrit comme "une proie idéale" pour le Kremlin.
D'après elle, Vladimir Poutine, puisant dans son éducation héritée des mafias de Leningrad mais aussi du KGB, a cherché à séduire plusieurs hommes et femmes de pouvoir en Allemagne et dans d'autres pays d'Europe. Mais c'est Gerhard Schröder, ancien chancelier allemand, qui a été son plus gros "trophée".
"Vladimir Poutine a exercé une influence partout, en particulier sur le réseau de la social-démocratie européenne. Mais c'est l'Allemagne qui était le client de rêve, parce qu'elle était géographiquement très proche mais aussi parce qu'elle éprouvait une forme de culpabilité historique envers la Russie", juge-t-elle.
La grande reporter dénonce aussi une véritable naïveté de la part de Berlin, qui pensait pouvoir transformer la Russie à travers ses échanges commerciaux. "Il y avait cette idée que la dépendance envers la Russie n'est pas grave parce qu'elle crée une interdépendance".
Le refus d'utiliser le nucléaire après le drame de Fukushima et l'impossibilité d'utiliser du charbon pour des raisons écologiques ont également créé une faille que la Russie a su utiliser, estime-t-elle. "Pour la Russie, c'était une aubaine et Poutine a été extrêmement habile (...) il a rendu l'Allemagne droguée au gaz pas cher", déclare-t-elle.
Pas d'excuse d'Angela Merkel
Dans un long entretien accordé à la journaliste, Sigmar Gabriel, qui a été vice-chancelier mais également ancien ministre des Affaires étrangères allemand, reconnaît les torts de Berlin.
D'après lui, l'Allemagne s'est gravement trompée, en pensant que la Russie était une puissance "de statu quo", comme une petite URSS, alors qu'elle était en fait une puissance révisionniste, prête à modifier les frontières par la violence militaire. Le politicien dit d'ailleurs s'en mordre les doigts.
Angela Merkel pensait aussi pouvoir contrôler Poutine, car c'est elle qui le connaissait le mieux. Mais son manque de vision et d'anticipation a été tragique
A l'inverse, Angela Merkel, chancelière fédérale d’Allemagne du 22 novembre 2005 au 8 décembre 2021, qui a également répondu aux questions de Marion Van Renterghem, ne fait pas de mea culpa.
Pour l'auteure, cette position s'explique peut-être par la composition de la coalition au pouvoir à l'époque. "Le rôle et la responsabilité d'Angela Merkel sont quand même relativement atténués par rapport à ses ministres sociaux-démocrates Sigmar Gabriel et Frank-Walter Steinmeier, désormais président de la République", juge-t-elle.
Marion Van Renterghem rappelle que l'influence de Gerhard Schröder est restée immense auprès des sociaux-démocrates, et que ce sont avant tout eux qui ont géré l'affaire Nord Stream. "Angela Merkel a été un peu suiviste mais elle a surtout vu cela comme une solution transitoire. Utiliser du gaz russe par cher en attendant de pouvoir compter sur le renouvelable (...) elle pensait aussi pouvoir contrôler Poutine, car c'est elle qui le connaissait le mieux. Mais son manque de vision et d'anticipation a été tragique", conclut-elle.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Adaptation web: ther