Depuis le 17 juillet dernier et le refus de Moscou de reconduire l'accord céréalier avec Kiev, les craintes concernant la sécurité alimentaire mondiale se multiplient. En place pendant un an, cet accord entre les deux belligérants avait permis de sortir près de 33 millions de tonnes de céréales des ports ukrainiens, contribuant à stabiliser les prix alimentaires et à écarter les risques de pénuries, notamment dans certains pays d'Afrique.
En comparaison, la problématique des céréales ukrainiennes en Europe a rarement fait la Une des médias. Elle pourrait pourtant avoir des conséquences importantes.
Des distorsions de marché
Au mois d'avril 2023, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Pologne et la Hongrie ont pris la décision unilatérale d'interdire sur leur sol le passage de céréales ukrainiennes. D'après ces cinq Etats européens, ces exportations en provenance du pays en guerre déstabilisaient fortement le marché agricole domestique, en réduisant notamment le revenus des agriculteurs locaux.
Une situation qui était le résultat direct de la levée par l'Union européenne de droits de douanes sur les exportations agricoles ukrainiennes et de la création de corridors commerciaux pour ces marchandises, à la suite de l'occupation de ports ukrainiens par la Russie.
Après quelques atermoiements, la Commission européenne avait finalement décidé de soutenir ces cinq Etats, en leur accordant notamment des aides de plusieurs dizaines de millions d'euros et en autorisant un embargo partiel pour ces pays limitrophes de l'Ukraine.
C'est justement cet embargo que l'Union européenne a décidé de lever vendredi, estimant que les "mesures prises" depuis le mois de mai avaient fait disparaître "les distorsions de marché". Une décision acceptée par Sofia et Bucarest, mais refusée par la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie.
Des élections qui approchent
Déjà connu pour son opposition assumée aux sanctions européennes à l'égard de la Russie, Viktor Orban a été le premier vendredi à annoncer que la Hongrie poursuivrait un embargo unilatéral sur les exportations de blé, de maïs, de colza et de graines de tournesol ukrainiens. Le leader hongrois a très rapidement été suivi par les gouvernements slovaque et polonais.
Dans ces deux Etats, pourtant ouvertement favorables à l'Ukraine dans la guerre qui l'oppose à Moscou, des considérations électorales semblent entrer en jeu. Les législatives auront en effet lieu le 30 septembre 2023 en Slovaquie et le 15 octobre en Pologne.
Au pouvoir en Pologne depuis 2015, le parti Droit et justice (PiS) du président Andrzej Duda doit notamment ses succès à un fort soutien de la part des agriculteurs du pays.
Dans une vidéo postée sur X le 12 septembre dernier, le président du Conseil des ministres Mateusz Morawiecki annonçait déjà la couleur: "Tant que PiS régnera, nous protégerons la campagne polonaise de toute menace. Nous, contrairement à nos prédécesseurs, n'hésitons pas à dire stop à Bruxelles. Nous n'attendons pas l'accord des responsables de Berlin et de Bruxelles pour défendre les intérêts polonais, la sécurité des familles polonaises et l'avenir des agriculteurs polonais", peut-on l'entendre dire.
Surprise à Bruxelles, plainte de Kiev à l'OMC
Ces décisions semblent aussi avoir pris l'Union européenne par surprise. La Commission estime que l'embargo est désormais injustifié, car plusieurs mesures techniques et judiciaires auraient selon elle permis de mettre fin à la distorsion de concurrence.
De son côté, Kiev a annoncé lundi avoir porté plainte devant l’Organisation mondiale du commerce contre les trois les pays de l’UE qui entendent continuer à bloquer ses produits agricoles. "Il est pour nous crucial d’établir que des États membres ne peuvent pas interdire à titre individuel l’importation de biens ukrainiens", a expliqué la ministre de l’Économie Ioulia Svyrydenko dans un communiqué. "C’est pour cela que nous portons plainte contre eux", a-t-elle ajouté.
Dans la foulée, Varsovie a néanmoins annoncé que l'embargo serait maintenu, en dépit de la plainte. "Nous maintenons notre position, nous pensons qu’elle est juste et elle est aussi le résultat d’une analyse économique et des pouvoirs qui découlent du droit communautaire et international", a déclaré le porte-parole du gouvernement.
Une crainte généralisée pour les agriculteurs
Officiellement, seuls trois pays sont donc en porte-à-faux avec les décisions européennes concernant les produits agricoles en provenance d'Ukraine.
Dans les faits pourtant, la problématique pourrait être plus importante qu'il n'y paraît. En Bulgarie par exemple, où la fin de l'embargo a été acceptée, des agriculteurs ont manifesté lundi contre la levée de l’interdiction, bloquant pendant quelques heures des routes et des postes-frontières d'où son acheminés les produits ukrainiens.
"Les usines de transformation importent des céréales bon marché de l’Ukraine au lieu d’utiliser les nôtres", a dénoncé Yassen Nakov, un protestataire qui manifestait près du poste-frontière de Kalotina, à la frontière serbe. "Cette année sera catastrophique", a-t-il affirmé, disant être en outre touché de plein fouet par un renchérissement des coûts de production lié à l’inflation.
En France aussi, des craintes sont ouvertement exprimées: elles concernent ici particulièrement les poulets en provenance d'Ukraine. Depuis que les droits de douane avec Kiev ont été suspendus, l'importation de volailles ukrainiennes a en effet bondi de 74%. Les éleveurs français se plaignent d'une concurrence à bas coûts avec laquelle ils ne peuvent pas rivaliser.
Tristan Hertig