La question de la tenue d'élections en Ukraine a surgi au mois de mai dernier au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, par l'intermédiaire de son président Tiny Kox. Pour le Néerlandais, mieux vaut des élections qui ne sont pas idéales, que pas d'élections du tout.
"Personne ne blâmera l’Ukraine si tout n’est pas parfait. Par contre, on la blâmera si elle n’organise pas les élections, car la démocratie ne se limite pas aux élections, mais sans les élections, la démocratie ne peut pas fonctionner", argumentait-il.
Les pressions pour la tenue d'élections proviennent surtout des Etats-Unis. Fin août, lors d'une visite à Kiev, le sénateur républicain Lindsey Graham avait lui aussi exhorté les autorités ukrainiennes à organiser un scrutin en dépit des attaques russes.
"Cet appel à organiser des élections provient de quelques politiciens occidentaux, principalement des représentants du Parti républicain aux Etats-Unis, qui sont contre une aide à l’Ukraine. Mais en réponse à cela, le sénateur Lindsey Graham, qui lui soutient notre pays, s’est dit que peut-être il fallait que ces scrutins aient lieu, pour qu'il n’y ait pas de critique à l'encontre de l'Ukraine", explique le politologue ukrainien Volodymyr Fesenko dans l'émission Tout un monde.
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"Tout sauf un acte de démocratie"
Selon le calendrier électoral ukrainien, des législatives devaient avoir lieu en octobre, et la présidentielle en mars prochain. Mais en période de loi martiale, la loi interdit la tenue d'un scrutin.
Au sein de la population ukrainienne, mais aussi des partis politiques - opposition comprise -, règne une grande incompréhension face à cette insistance pour l'organisation d'élections, alors que le pays est en guerre et qu'il n'est pas possible d'assurer les conditions nécessaires à leur bonne tenue. Dans le contexte actuel, un tel scrutin serait tout sauf un acte de démocratie, estiment des ONG ukrainiennes de surveillance du processus électoral.
Nombreux obstacles
En raison de la loi martiale et de la situation sécuritaire, le pays subit des restrictions des libertés d'expression et de mouvement qui rendent difficile un processus électoral.
Quand on se trouve en ce moment en Ukraine, on imagine mal comment il serait possible de faire des élections
Comment organiser des meetings politiques en pleine rue, alors que des missiles tombent quotidiennement sur les villes ukrainiennes? Comment assurer la sécurité de la campagne? Ou diffuser des débats, alors que les différentes chaînes d'information ont été centralisées en un seul "marathon télévisuel"? Sans parler des défis le jour du vote, de l'actualisation des registres électoraux.
"Quand on se trouve en ce moment en Ukraine, on imagine mal comment il serait possible de faire des élections pendant la guerre", estime l'essayiste et autrice du podcast "L'Ukraine face à la guerre" Tetyana Ogarkova.
Et de poursuivre: "Il y a énormément de gens qui sont mobilisés dans les zones de combat. Il y a aussi des citoyens qui se trouvent dans les zones occupées et qui ne pourront pas voter. Il ne faut pas non plus oublier les millions de personnes qui sont à l'étranger. Aucun registre normal ne pourrait tenir compte de tous ces bouleversements."
La question du coût d'un tel scrutin se pose également, alors que le pays dépend déjà beaucoup de ses partenaires étrangers pour une aide militaire et humanitaire. L'idée que des sommes nécessaires à l'armement partent pour financer une élection n'est pas bien vue par les habitants.
L'unité plutôt que la polarisation
Autre élément important: pour lutter contre l'ennemi, la société civile ukrainienne a besoin d'être unie, ce qui n'exclut pas la critique - présente d'ailleurs en Ukraine à l'encontre du président Zelensky et de son entourage. Toutefois, une campagne électorale comporte le risque de diviser la société.
La priorité pour tout un chacun, aujourd'hui, c'est la guerre et la victoire
"La priorité pour tout un chacun, aujourd'hui, c'est la guerre et la victoire. Il faut mener à terme ce combat avant toute autre chose. D'où la nécessité de se concentrer sur cela et de ne pas déstabiliser la société, parce que toute campagne électorale polarise la société. En voulant gagner les élections, on peut perdre l'Etat en tant que tel", craint Tetyana Ogarkova.
Selon elle, cette compréhension est bien là en Ukraine: "Il y a très peu de craintes en l'état actuel d'une usurpation du pouvoir ou de la dictature. On ne peut pas l'écarter complètement, mais cela reste très hypothétique. En revanche, ce qui est bien réel, c'est que la Fédération de Russie va profiter de toute faiblesse et de tout désaccord pour fragiliser notre résistance", avance-t-elle.
Quid en cas de fronts figés?
Si la guerre se prolonge et que les fronts se figent - à l'image de la situation dans le Donbass ces dernières années, avant l'invasion de 2022 -, Volodymyr Fesenko imagine qu'il sera plus facile d'envisager des scrutins, ou de mettre à jour les registres et tenter d'assurer la sécurité d'une élection. Autre scénario envisagé pour la tenue d'une élection: lorsqu'il s'agira de signer un traité pour mettre fin à la guerre.
"Si d'ici un certain temps surgit la question de pourparlers de paix pour mettre fin à la guerre, alors, pour qu'il n'y ait pas de remise en question de la légitimité de nos représentants, ça aura du sens d'organiser des élections juste avant", pense le politologue.
Calcul politique
Du côté des autorités ukrainiennes, il paraît difficile, voire impossible en l'état, d'organiser des élections. Récemment, le Premier ministre Denis Shmygal a déclaré que le pays n'avait pas les mécanismes juridiques nécessaires, ni les fonds prévus dans le budget de l'Etat de l'an prochain pour de telles élections.
Malgré tout, le gouvernement ukrainien a assoupli son discours depuis la fin de l'été. Il y a quelques jours, le président Volodymyr Zelensky a annoncé que le pays était disposé à organiser des élections, quitte à modifier la loi. S'il y a des réticences, a-t-il dit, "ce n'est pas une question de démocratie, mais uniquement de sécurité".
Récemment, il a également laissé entendre qu'il pourrait se représenter pour un deuxième mandat, bien que ses intentions ne soient pas encore claires.
Une partie de son entourage pourrait être favorable à l'organisation rapide d'élections, afin de profiter de la popularité encore élevée du président depuis le début de la guerre.
"Je peux supposer qu'une telle discussion puisse se tenir au sein de l'équipe présidentielle, sur le meilleur moment pour que des élections aient lieu. D'autant plus que la popularité de Zelensky a légèrement baissé ces derniers temps, en comparaison avec le début de la guerre", analyse le politologue Volodymyr Fesenko.
Aujourd'hui, le président Zelensky fait figure de favori. Seule une autre personnalité est encore plus populaire, selon les sondages, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Valeri Zaloujny. Mais ce dernier ne prétend pas à la présidence. D'autres personnalités pressenties, comme le maire de Kiev Vitali Klitschko, arrivent loin derrière l'ancien acteur.
D'autres réflexes démocratiques
La guerre en Ukraine a provoqué une refonte du système politique au point que le paysage est complètement bouleversé et que la situation n'est pas forcément propice, d'un point de vue démocratique, à la tenue d'élections.
Néanmoins, la société civile participe et s'engage d'une autre manière, y compris en ce moment, rappelle Olha Aivazovska, présidente du conseil d'administration de l'ONG Opora, basée à Kiev, qui surveille les processus électoraux.
"Il y a quelques semaines, les Ukrainiens ont fait une grande campagne pour qu'on rende publiques les déclarations de revenus des fonctionnaires, et ça a marché. Aucun de nos partenaires de l'étranger n'a poussé notre gouvernement à le faire, ça a été une volonté politique de la société civile", explique-t-elle.
La question de l'organisation d'élections reste compliquée et aucune solution ne semble donc idéale. Mais Olha Aivazovska rappelle que durant la pandémie de Covid-19, de nombreux pays n'ont pas hésité à reporter des scrutins, car les conditions indispensables à leur bonne tenue ne pouvaient pas être remplies.
Isabelle Cornaz/jfe