Présent mercredi à Varsovie dans le cadre du Forum sur la sécurité, l'amiral Rob Bauer, qui préside le Comité militaire de l'Otan, a tiré la sonnette d'alarme. D'après lui, la production de l'industrie de défense doit rapidement augmenter ses volumes, notamment en ce qui concerne les munitions.
"Au début de la guerre, nous avons commencé à prélever des munitions à partir d'entrepôts européens à moitié plein, voire moins. Par conséquent, le fond du baril est désormais visible et nous avons besoin d'un rythme de production beaucoup plus élevé. Nous avons besoin de volumes importants", a précisé le Néerlandais.
Interviewé le même jour par la chaîne italienne Sky TG24, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a expliqué que "les forces ukrainiennes progressaient régulièrement" mais que la pénurie de munitions et d'armes, notamment de systèmes de défense aérienne, posait "des difficultés".
Souvent qualifiés d'échantillonnaires avant le début de la guerre, les stocks d'armes et de munitions des pays partenaires de l'Ukraine font partie du secret défense. Plusieurs déclarations d'officiels décrivent toutefois des pénuries et des limites en passe d'être atteintes, même si la situation peut varier au sein des plus grands Etats donateurs. Tour d'horizon.
ETATS-UNIS - Des choix avant tout politiques
De très loin le plus grand Etat contributeur d'aide militaire à l'Ukraine, les Etats-Unis "ne manquent actuellement de rien", selon William LaPlante, responsable des acquisitions auprès du Pentagone.
Alors que plusieurs articles de presse ont évoqué des pénuries et que des inquiétudes ont été exprimées au Congrès selon lesquelles la fourniture de grandes quantités de missiles anti-aériens Stinger et de missiles antichar Javelin à l'Ukraine viderait les stocks américains, William LaPlante s'est voulu rassurant lors d'une conférence de presse à la fin du mois d'août.
"Dans les journaux, on dit parfois 'nous sommes à court de X ou de Y', mais ce n'est pas vrai (...) nous gérons tout cela. Le secrétaire à la Défense Lloyd Austin et le chef d'Etat-Major des armées des Etats-Unis examinent ce qui est demandé et l'effet de la fourniture de ces éléments. S'ils estiment qu'il y a un effet négatif ou si la remise d'une certaine arme ou quantités d'armes augmente le risque au-delà d'un niveau acceptable, nous ne le faisons pas", a-t-il expliqué.
Pour William LaPlante, le véritable défi est surtout de réussir "à anticiper" ce dont l'Ukraine aura besoin. Le responsable des acquisitions ajoute par ailleurs que concernant la production d'obus d'artillerie de 155 mm (voir encadré), essentiels à la guerre, les Etats-Unis sont "en avance de plusieurs années" sur le calendrier.
Aux Etats-Unis, l'aide militaire envers l'Ukraine n'est donc pas tant en danger pour des questions matérielles que politiques. Si le président américain Joe Biden a exprimé à de multiples reprises la nécessité d'un soutien continu à Kiev, la frange influente des républicains pro-Trump y est de moins en moins favorable et demande des garanties. Il y a moins d'une semaine, le Congrès a ainsi pu trouver un compromis pour le financement du gouvernement, à condition d'exclure l'aide à l'Ukraine de l'accord.
ALLEMAGNE - Une Bundeswehr dégarnie
Véhicules de combat d'infanterie Marder, chars Leopard 1 et 2, munitions, grenades ou encore drones: après avoir longtemps été réticente quant à une aide militaire à apporter à l'Ukraine, l'Allemagne est devenue de très loin le deuxième pays contributeur.
Un soutien qui ne semble pas sur le point de s'arrêter, Berlin ayant promis une nouvelle aide au mois de juillet dernier d'un montant de 700 millions d'euros.
Basée à Düsseldorf, l'entreprise d'armement Rheinmetall a sensiblement augmenté ses rythmes de production, ses responsables allant jusqu'à dire que les capacités égalaient désormais celles de la Guerre froide.
Mais ces cadences de production, associées à des prélèvements sur le matériel de la Bundeswehr (l'armée allemande), n'ont pas été sans conséquence. En février, le ministre de la Défense Boris Pistorius a jugé que l'armée avait eu "les reins brisés" par les programmes d'austérité des 30 dernières années et qu'il faudrait de nombreuses années pour remplacer le matériel cédé à Kiev.
Quelques mois plus tard, en juillet 2023, l'agence Reuters a rapporté que l'Allemagne avait désormais épuisé ses stocks d'obus d'artillerie, ne disposant plus que de 20'000 unités.
Le 27 février 2022, quelques jours seulement après l'invasion russe, le chancelier allemand Olaf Scholz avait par ailleurs annoncé la mise sur pied d'un fonds de 100 milliards d'euros pour renforcer l'armée d'ici 2028. Plus d'un an plus tard, cette promesse peine à se réaliser. André Wüstner, président de l'association de la Bundeswehr, a estimé au cours de plusieurs interviews cet été qu'une toute petite fraction de ce montant a été débloquée. La Bundeswehr se retrouve pour l'instant dégarnie et manque cruellement de matériel mais aussi de personnel.
ROYAUME-UNI - Manque cruel d'équipement essentiel
Le Royaume-Uni a été l'un des pionniers dans l'aide militaire apportée à l'Ukraine. Livrant souvent à Kiev les armes les plus sophistiquées de son arsenal, comme ses chars Challenger 2 et ses missiles de croisière Storm Shadown, le pays a permis à l'Ukraine de véritables montées en gamme dans ses moyens de défense.
Dans une interview accordée au Telegraph le 2 octobre dernier, un officier supérieur de l'armée britannique ayant requis l'anonymat a toutefois estimé que le fond des réserves avait été atteint, notamment pour de l'armement jugé essentiel.
"Nous continuerons à fournir des équipements à l'Ukraine, mais ce dont elle a besoin maintenant, ce sont des choses comme des moyens de défense aérienne et des munitions d'artillerie et nous sommes à court de tout cela", a déclaré l'officier.
Londres n'a jusqu'à présent pas confirmé ces informations mais le ministre britannique de la Défense James Heappey a déclaré lors du Forum sur la sécurité de Varsovie que les stocks militaires occidentaux "semblaient un peu maigres" et a exhorté les alliés de l'Otan à consacrer 2% de leur PIB à la Défense.
NORVEGE ET DANEMARK - Peu de données mais des stocks qui s'épuisent
La Norvège et le Danemark font aussi partie des pays octroyant une aide militaire substantielle à l'Ukraine en guerre. Les deux pays ont par exemple autorisé cette année la livraison d'avions de combat F-16, aux côtés des Pays-Bas notamment.
Mais ici également, le matériel militaire se tarit. Si Copenhague a annoncé au mois de septembre une nouvelle aide de 777 millions d'euros, il a par exemple vidé de ses arsenaux l'ensemble de ses obusiers César, de fabrication française. Le gouvernement dit encore avoir "beaucoup à donner" à l'Ukraine mais les experts estiment que les stocks doivent désormais être très limités.
En Norvège aussi, les stocks diminuent rapidement. Au cours d'une interview pour NTB, l'agence de presse nationale, la conseillère auprès du ministère de la Défense Marita Hundershagen a refusé cet été de donner des chiffres précis pour des raisons de sécurité, mais a reconnu que la réduction était réelle. L'officielle n'a pas voulu non plus donner une estimation du temps nécessaire pour la reconstitution de ces stocks pour l'armée norvégienne.
POLOGNE ET SLOVAQUIE - Des pénuries désormais visibles
Respectivement sixième et treizième plus gros donateurs d'aide militaire envers l'Ukraine, Varsovie et Bratislava ont surtout été diplomatiquement parlant aux avant-postes, militant très rapidement auprès de l'Union européenne et de l'Otan en faveur d'un soutien à Kiev.
Plus récemment pourtant, les deux pays ont été au coeur de l'actualité pour avoir annoncé ne plus vouloir livrer d'armes à l'Ukraine. Des décisions qui ont été perçues comme politiques, la Pologne ayant notamment un différend commercial concernant le blé ukrainien, et la Slovaquie venant d'élire le populiste et "pro-russe" Robert Fico à la tête du pays. Pourtant, ces annonces doivent aussi et peut-être surtout être analysées sous l'angle des pénuries de matériel.
En Pologne, c'est le Premier ministre Mateusz Morawiecki qui a expliqué que les livraisons allaient s'arrêter. Quelques jours plus tard pourtant, Andrzej Duda, président de la République, a estimé que le message avait été mal interprété.
"A mon avis, le Premier ministre voulait dire que la Pologne ne transférerait pas à l'Ukraine les nouveaux armements que nous achetons actuellement dans le cadre de la modernisation de l'armée polonaise", a-t-il déclaré à TVN24, première chaîne du pays.
Pour Marta Prochwicz-Jazowska, analyste au bureau de Varsovie de l'institution américaine German Marshall Fund, il s'agit donc avant tout d'un problème matériel. "Les remarques du Premier ministre indiquent principalement que la Pologne souhaite se concentrer sur le réapprovisionnement en armes du pays, car la Pologne n'a plus les ressources nécessaires", explique-t-elle auprès de la chaîne allemande Deutsche Welle.
En Slovaquie, l'arrivée au pouvoir de Robert Fico posera quoi qu'il en soit des questions politiques à l'avenir, mais son refus d'aider l'Ukraine est sans doute également dicté par des réalités matérielles.
"La Slovaquie a déjà livré tout ce qu'elle avait à livrer. Tout l'armement ex-soviétique, avions, chars, etc, a été livré (...) aujourd'hui, il n'y a plus d'armement. C'est un petit pays qui n'a plus grand-chose", a résumé mercredi dans l'émission de France 5 "C dans l'air" Dominique Trinquand, général, expert militaire et ancien chef de la mission militaire française auprès de l'ONU à New York.
FRANCE - Inquiétude sur les stocks exprimée dans deux rapports
Considérée avec le Royaume-Uni comme la principale puissance militaire d'Europe, la France n'a pas été à l'avant-garde de l'aide militaire envers Kiev. Classée au 15ème rang seulement des donateurs selon l'Institut de Kiel pour l'économie mondiale, Paris rencontrerait toutefois déjà des problèmes de stock.
Au mois de février de cette année, deux rapports parlementaires s'inquiétaient en effet de l'état des stocks de munitions de l'armée française mais aussi d'un sous-investissement important dans la défense sol-air du pays.
Le premier document juge que le niveau des munitions, mis à contribution pour soutenir l'effort de guerre en Ukraine, est désormais "préoccupant".
Le second rappelle que si la France "n'a pas de trous capacitaires", tous les segments de la défense sol-air étant couverts, celle-ci ne dispose pas du volume nécessaire pour soutenir dans la durée "la totalité des contrats opérationnels", notamment dans le cas "d'un conflit de haute intensité".
Plus globalement, la France ne semble pas vouloir augmenter sensiblement la cession d'équipements présents dans les stocks de son armée. Au contraire, l'idée est désormais de trouver des partenariats avec des acteurs ukrainiens, afin que le matériel de défense puisse être produit directement sur place.
Tristan Hertig
Une production d'obus en hausse en Occident mais également en Russie
En Ukraine, l'artillerie est devenue l'un des éléments les plus importants de la guerre. La production d'obus de 155 mm est donc indispensable pour pouvoir lutter face à la Russie.
Complètement dépendante de l'aide occidentale sur ce secteur, Kiev se plaint toujours de ne pas disposer d'assez de ces munitions pour pouvoir rivaliser avec Moscou.
Une production en plein boom
Aux Etats-Unis, la production s'est envolée. D'une capacité annuelle de 168'000 pièces au printemps, elle est désormais de 336'000. Un chiffre amené à augmenter grâce à de nouvelles usines et à un usage plus intensif de celles déjà existantes.
En Europe également, la production d'obus a pris l'ascenseur. Selon les dernières estimations, elle devrait doubler d'ici la fin de l'année ou le début de l'année prochaine.
En cumulé, les Etats-Unis et l'Europe devraient être capables de produire 2 millions d'obus en 2024.
Développement des capacités russes
Problème, l'industrie de Défense russe a également nettement augmenté ses capacités de production. D'après les estimations d'officiels britanniques citées par le magazine The Economist , la Russie devrait être capable de produire 1 à 2 millions d'obus en 2024, auxquels s'ajoutent un stock disponible de 5 mllions.
En d'autres termes, la Russie devrait être capable de tirer 15'000 obus par jour en 2024, un rythme que l'Ukraine ne pourrait suivre que durant quelques mois.
Pour surpasser l'artillerie russe en puissance de feu, à condition que celle-ci ne soit pas aidée par d'autres pays comme la Corée du Nord, il faudra donc selon les experts vraisemblablement attendre 2025. Une éternité pour les combattants ukrainiens et un temps précieux pour Moscou, qui lui permettra sans doute de renforcer encore ses moyens défensifs.