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Le désastre en Libye a montré "l'incompétence, voire l'indifférence des dirigeants"

Géopolitis: Tragédie libyenne [Reuters - Zohra Bensemra]
Tragédie libyenne / Geopolitis / 26 min. / le 22 octobre 2023
Un mois après le passage de la tempête Daniel en Libye, les villes dévastées par les inondations attendent toujours l'aide promise par les autorités. L'ancien envoyé spécial de l'ONU en Libye Ghassan Salamé déplore l'incurie des dirigeants, dans un pays fracturé, entre rivalités internes et ingérences étrangères.

Face à la violence de la tempête Daniel, deux barrages de l'Est libyen ont cédé. La ville de Derna a été presque entièrement dévastée par des torrents d'eau et de boue. Selon un dernier bilan des autorités de l'Est, le drame a fait 4200 morts et un nombre encore inconnu de disparus. "C'est une tragédie énorme", souligne Ghassan Salamé, invité dans l'émission Géopolitis. "Ce mur d'eau qui a envahi la ville est arrivé jusqu'au quatrième étage des immeubles. Donc les habitants des trois étages les plus bas ont été emportés dans la vague."

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"Le plus grave, c'est qu'il y a eu juste avant ce désastre des instructions un peu contradictoires de la part des autorités. On leur disait à la fois de rester chez eux et de quitter les lieux. Donc les gens ne savaient pas et ils n'ont pas pris les mesures nécessaires", regrette l'envoyé spécial de l'ONU en Libye de 2017 à 2020. Un désastre qui a selon lui "ouvert les yeux sur le manque d'entretien, l'incompétence et peut-être même l'indifférence des dirigeants du pays pour le bien-être de la population".

Le procureur général libyen Al-Seddik Al-Sour a ouvert une enquête le 15 septembre sur la rupture des deux barrages. Plusieurs fonctionnaires ont été placés depuis en détention provisoire, dont le maire de Derna, soupçonnés de mauvaise gestion et de négligences. Selon le procureur, la direction des barrages avait déjà signalé des fissures sur les deux ouvrages dès 1998. Mais les travaux n'auraient jamais abouti.

Derna dans l'attente

En colère, les habitants de Derna réclament eux aussi des réponses. Une semaine après le drame, des centaines de rescapés ont manifesté et exigé "une enquête rapide et des actions légales". Le Conseil municipal de Derna a été dissous. Mais dans l'attente de conclusions, certains habitants continuent de déblayer seuls la boue de leurs habitations, faute d'un véritable plan d'aide et de reconstruction. "Cela fait un mois, mais il n'y a pas eu d'amélioration", déplore un habitant de la ville de Derna interrogé par l'afp. Beaucoup attendent l'aide du gouvernement. Le Parlement de Benghazi a décidé d'allouer 1,9 milliard d'euros aux projets de reconstruction. Tripoli a pour sa part promis plus de 400 millions d'euros.

Le gouvernement de l'Est libyen avait annoncé une "conférence internationale" début octobre pour la reconstruction de Derna, avant de la reporter au 1er novembre. Plusieurs pays s'étaient montrés sceptiques face à cette annonce, à l'instar des Etats-Unis qui déplorent une absence de coordination entre les deux autorités rivales du pays.

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La société civile continue elle de se mobiliser pour apporter son aide aux sinistrés. Dans plusieurs régions du pays, des collectes de dons sont organisées, dépassant les clivages entre l'Est et l'Ouest, comme dans la ville de Misrata.

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Un pays morcelé

En Libye, le pouvoir est disputé entre deux gouvernements. L'un, basé à Tripoli, est dirigé par le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah et reconnu par les Nations unies. L'autre est incarné par le Parlement, basé à Benghazi et affilié au camp du maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'est du pays. A cette partition, s'ajoute une multitude de groupes armés, comme le puissant groupe de Misrata.

Deux autorités rivales se disputent le pouvoir en Libye. [RTS - Géopolitis]
Deux autorités rivales se disputent le pouvoir en Libye. [RTS - Géopolitis]

A l'origine de ce morcellement du pouvoir, 2011 a été le point de rupture, estime Ghassan Salamé qui compare la situation libyenne à l'intervention américaine en Irak: "Il y a eu une intervention, mais il n'y a pas eu de réflexion suffisante sur l'après-intervention. (...) On a laissé les Libyens livrés à eux-mêmes."

La fin de la dictature du colonel Mouammar Kadhafi a laissé place à une décennie de chaos et le champ libre à l’ingérence des puissances étrangères. "Très vite, il y a eu une lutte pour le pouvoir. Et le pays, loin de se diviser en deux ou en trois, s'atomise, explose en nombre de centres de pouvoir à travers le pays", explique Ghassan Salamé.

Les deux administrations rivales convoitent notamment les gisements de gaz et de pétrole. La Libye détient en effet la première réserve de pétrole d'Afrique.

Ingérences

Aux côtés des Etats-Unis et de l'Italie notamment, la Turquie est le principal soutien du gouvernement de Tripoli. Ankara et Tripoli ont signé une série d'accords économiques, y compris dans le secteur des hydrocarbures. Le président Erdogan lui assure également son appui militaire. Les troupes turques ont largement contribué à repousser en 2020 l'offensive du maréchal Haftar.

"La Turquie était l'un des plus grands constructeurs d'infrastructures en Libye du temps de Kadhafi", rappelle Ghassan Salamé. Il pointe également l'intérêt d'Ankara sur ses prospections gazières au large des côtes libyennes et, plus largement, "l'investissement massif d'Erdogan dans l'ensemble de l'Afrique".

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Dans l'autre camp, le maréchal Haftar peut compter notamment sur son voisin égyptien, les Emirats arabes unis et la Russie. Moscou a d'ailleurs réaffirmé son soutien fin septembre. Le maréchal Haftar a été reçu par Vladimir Poutine, après la récente visite d’une délégation militaire russe à Benghazi. En appui aux troupes de l'Est libyen, plus d’un millier de membres des milices Wagner sont également intervenus en Libye.

Un cessez-le-feu fragile

Si les deux gouvernements de Tripoli et Benghazi coopèrent parfois en coulisses, l'accord de cessez-le-feu négocié en 2020 reste fragile. En août dernier, de violents affrontements ont éclaté entre des groupes armés dans la banlieue de Tripoli.

"Ce genre de conflit civil ne se résout pas en un jour, mais par un système d'accumulation de points positifs", souligne Ghassan Salamé. "Il faut savoir que Kadhafi a laissé 20 millions de pièces d'armes dans les mains de la population, donc c'est presque un miracle que le cessez-le-feu tienne."

Selon lui, le "grand défi" de la Libye ces prochaines années est "la réunification de ses institutions". Une réunification qui devra d'abord passer par les urnes, alors que les élections sont sans cesse repoussées depuis deux ans. Mais Ghassan Salamé se dit "confiant" qu'une loi électorale soit acceptée "dans les mois qui viennent".

Mélanie Ohayon

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