Ukraine et Russie marquent aussi leur opposition dans le cadre du conflit israélo-arabe
Depuis le 7 octobre, la Russie s'est faite particulièrement discrète alors qu'elle joue traditionnellement un rôle important au Proche-Orient. Contrairement aux Occidentaux, Moscou n'a pas affiché une solidarité inconditionnelle vis-à-vis d'Israël après l'attaque du Hamas. Vladimir Poutine a simplement appelé à l'arrêt des violences et à éviter un embrasement total dans la région. Lundi lors d'un échange téléphonique avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, il a évoqué "des mesures prises par la Russie pour promouvoir la normalisation de la situation (...) et prévenir une catastrophe humanitaire dans la bande de Gaza", sans donner plus de détails.
À l'inverse, l'Ukraine a immédiatement témoigné son soutien sans équivoque au gouvernement et au peuple israéliens. À l'instar de la plupart des dirigeants occidentaux, le président Volodymyr Zelensky a parlé d'un "droit incontestable" d'Israël à "se défendre". Son épouse a quant à elle affirmé que les Ukrainiens "comprenaient et partageaient la douleur du peuple israélien".
Kiev aligné sur ses soutiens occidentaux
Cette position peut sembler surprenante dans la mesure où Israël n'a pas pris clairement parti lors de l'invasion russe en 2022. L'Etat hébreu n'a pas souhaité s'opposer frontalement à Moscou et, s'il a envoyé de l'aide humanitaire en Ukraine, il s'est toujours refusé à lui livrer des armes. De plus, les médias israéliens ont affirmé que le président ukrainien aurait "souhaité se rendre en Israël pour montrer sa solidarité", mais que les autorités israéliennes l'en auraient découragé. Peut-être pour ne pas froisser Moscou.
Mais en raison de la proximité de la Russie avec l'Iran, et celle de l'Iran avec le Hamas, une sorte d'axe "anti-démocratique" et "anti-occidental" s'est dessiné aux yeux de l'Ukraine et sa population (voir encadré). Volodymyr Zelensky a même accusé directement la Russie d'apporter son soutien "d'une manière ou d'une autre" aux opérations du Hamas, affirmant qu'il avait des preuves en ce sens, sans toutefois en faire la démonstration.
Atouts de la Russie pour jouer les médiateurs
Pourtant, d'après Cyrille Bret, haut-fonctionnaire français, maître de conférence à Science-Po Paris et spécialiste de la Russie, cette crise offre à Moscou une occasion de se positionner en potentiel médiateur. Car la Russie possède plusieurs atouts dans la région et elle y a multiplié les contacts - parfois paradoxaux - avec plusieurs acteurs du conflit.
D'une part, "elle a une très longue tradition de politique arabe et de solidarité avec les poids lourds du monde arabe, notamment l'Egypte. Elle a également une alliance militaire très forte avec l'Iran", expose-t-il mercredi dans l'émission Tout un monde. À l'inverse, elle possède également "de très forts relais en [Israël], notamment par le biais du million de citoyens israéliens qui sont issus de la Russie", poursuit-il.
Selon ce spécialiste de la géopolitique, cette double casquette pourrait lui permettre de jouer un rôle d'apaisement. Mais pour le moment, ce n'est pas le cas. "Très clairement, la Russie a été perçue dans la région et en Occident comme soutenant le Hamas, l'Iran et la cause palestinienne", note-t-il. Si bien que, selon lui, son "numéro d'équilibriste" risque de "tourner court" si la crise prend de l'ampleur.
Renforcer le front commun contre l'Occident
Quoi qu'il en soit, la situation explosive en Palestine représente une "diversion" bienvenue pour la Russie: "Cela lui offre des voies d'actions discrètes sur le front ukrainien; cela retire des ressources et l'attention de l'Occident, notamment des Etats-Unis; cela ouvre un autre front, si j'ose dire; cela réactive un conflit qui a presque un siècle; et donc cela lui donne une certaine relâche", énumère Cyrille Bret.
Selon lui, l'incidence directe sur un front ukrainien largement figé pourrait être limitée. "Mais les perspectives sur le plan diplomatique sont peut-être plus prometteuses", poursuit-il. Le regain d'intensité du conflit israélo-arabe pourrait ainsi offrir la possibilité à Vladimir Poutine "de développer de nouveaux réseaux d'alliance contre l'Occident, (...) dans la mesure où le clash entre le Sud global et l'Occident se reconduit (...) sur le Moyen-Orient, dans la question du soutien ou non à Israël."
La Palestine, clivage classique entre l'Est et l'Ouest
Ce front commun des puissances émergentes et du "Sud global" semble d'ailleurs bel et bien se renforcer sous l'effet conjoint de la guerre en Ukraine puis des bombardements israéliens à Gaza. En déplacement à Pékin pour le 3e forum des Nouvelles routes de la Soie, Vladimir Poutine a d'ailleurs estimé mercredi que les conflits et menaces dans le monde "renforcent" la relation entre la Russie et la Chine, tandis que son homologue chinois Xi Jinping a salué la confiance "croissante" entre les deux pays.
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"Dans la conjoncture actuelle, les Occidentaux font bloc pour soutenir Israël face à l'agression du Hamas et (...) soutiennent sa contre-offensive, alors que les grandes voix du Sud global - et des pays africains - sont, elles, beaucoup plus sensibles à la cause palestinienne et au sort des populations de la bande de Gaza", observe Cyrille Bret, qui rappelle toutefois que le clivage autour de la Palestine est "extrêmement classique" en relations internationales pour distinguer le bloc occidental du bloc de l'est, mais aussi des courants nationalistes panarabistes et d'autres pays non-alignés.
Sujet et interview radio: Isabelle Cornaz et Patrick Chaboudez
Texte web: Pierrik Jordan
Malgré des situations comparables, la population ukrainienne n'est pas sensible au siège de Gaza
Tout comme la population palestinienne, les Ukrainiennes et les Ukrainiens souffrent de l'occupation, de bombardements, de coupures d'eau ou d'électricité liés à l'invasion russe. Mais cette similitude ne semble pas créer d'empathie vis-à-vis des habitants de Gaza. Sur les réseaux sociaux ukrainiens, c'est le soutien à Israël qui prédomine.
Cela peut s'expliquer par plusieurs facteurs. En premier lieu, des liens familiaux restent nombreux avec les ex-citoyens soviétiques d'Ukraine d'origine juive qui ont fait leur Alya vers Israël dans les années 1990 à la chute de l'URSS.
"Choc des civilisations"
En outre, dans la perception ukrainienne, la proximité entre la Russie et l'Iran place de facto le Hamas dans le camp de l'ennemi. Une perception renforcée par les médias ukrainiens, qui invisibilisent presque complètement le point de vue pro-palestinien. Les discriminations et les violences que les Palestiniens subissent passent donc sous les radars d'une majeure partie de la population ukrainienne. Enfin, la distance est encore creusée par un fossé culturel construit et entretenu par l'imaginaire raciste particulièrement présent dans la plupart des pays d'ex-URSS.
Le fameux discours du choc des civilisations, ou de la "civilisation contre la barbarie", fonctionne donc très bien en Ukraine. D'autant que la résistance de leur pays face à l'agression russe dépend largement du soutien de l'Occident.
Pour toutes ces raisons, la population ukrainienne a peu de possibilités de "sortir de sa réalité" et prendre conscience des ressemblances structurelles qui existent bel et bien entre l'Ukraine et la Palestine.