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"La crise au Proche-Orient a des effets directs qui ne sont pas très favorables aux Ukrainiens"

Une vue aérienne de bombardements lourds dans la ville de Bakhmout (Ukraine-Est). [Keystone/AP Photo - Libkos]
La Russie et l'Ukraine se livrent une guerre d'usure prolongée: interview de Cédric Mas / Tout un monde / 9 min. / le 30 octobre 2023
Si le conflit israélo-palestinien monopolise l'attention des grandes puissances et attire ailleurs les yeux du monde depuis trois semaines, la guerre ne s'est pas mise en pause pour autant du côté de l'Ukraine. Invité de l'émission Tout un monde, l'historien militaire Cédric Mas a fait le point sur l'état des forces sur le champ de bataille de l'est européen.

Au début de l'été, l'armée ukrainienne a lancé une contre-offensive pour tenter de récupérer une partie des territoires conquis par la Russie. Mais les fronts n'ont que très peu bougé ces derniers mois, tandis que l'hiver s'installe peu à peu. Peut-on, dès lors, parler d'échec pour Kiev?

"C'est de plus en plus probable. Les opérations lancées début juin sur quatre secteurs du front n'ont débouché ni sur une percée, ni sur une usure suffisante des réserves russes", a analysé lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS l'historien militaire Cédric Mas, qui suit de près les évolutions de la guerre en Ukraine.

"C'est même le contraire dans le secteur d'Avdiïvka, l'un des derniers où la ligne de front n'avait quasiment pas bougé depuis 2015". Depuis le 10 octobre dernier, l'armée russe y concentre ses efforts, un peu comme à Bakhmout voici quelques mois. "Force est de constater que cette contre-offensive [...] n'obtient pas les résultats attendus", résume Cédric Mas.

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Des ressources "pas inépuisables", même pour la Russie

Malgré de lourdes pertes, l'armée russe parvient à reconstituer ses fronts, donnant l'impression de disposer de ressources illimitées. "Mais elles ne sont pas inépuisables", tempère l'historien militaire. "L'histoire nous montre qu'il n'y a aucune ressource inépuisable, surtout quand on envoie des hommes à une mort quasiment certaine, avec un matériel qui est de moins en moins moderne, de moins en moins efficace", pointe-t-il.

Imaginez des boxeurs dans les cordes, épuisés, qui cherchent encore à se porter des coups de manière un petit peu désemparée, un petit peu maladroite

Cédric Mas, historien militaire



Combien de temps encore le régime de Vladimir Poutine va-t-il pouvoir "racler les fonds de tiroir" et lever des forces dans ces conditions? Et dans le camp d'en face, pendant combien de temps encore l'Occident va-t-il pouvoir fournir des moyens en armes et munitions? "On assiste à des efforts désespérés lancés par les deux armées depuis début octobre... Imaginez des boxeurs dans les cordes, épuisés, qui cherchent encore à se porter des coups de manière un petit peu désemparée, un petit peu maladroite", illustre Cédric Mas.

Lézardes dans le soutien occidental

Si la qualité en hommes et en équipements se dégrade côté russe, son armée a en revanche "acquis des savoir-faire défensifs". Car si les Ukrainiens ont avancé par endroits d'une petite dizaine de kilomètres, atteignant la deuxième ligne de fortification russe - "ce qui est énorme dans un environnement où il y a des mines, des fortifications, des retranchements", souligne l'historien militaire - les Russes en ont reconstruit d'autres derrière. "C'est une histoire sans fin à ce niveau-là", constate-t-il.

De chaque côté, on a des forces et des faiblesses, et ces faiblesses s'aggravent. Quel est le camp qui craquera le premier? A l'heure actuelle, on ne peut pas répondre

Cédric Mas

Face à la longueur du conflit, la belle union des débuts commence à se lézarder du côté du soutien militaire occidental. "On le voit avec la nomination d'un 'speaker' républicain aux États-Unis qui est opposé à l'aide à l'Ukraine; on le voit avec la Slovaquie, qui a élu un Premier ministre qui y est lui aussi opposé... Les choses changent et ce n'est pas nécessairement favorable à l'Ukraine", prévient le spécialiste.

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"C'est une guerre moderne: elle a un aspect informationnel de propagande, d'influence qui est très important. Nous sommes tous les cibles d'actions d'influence de la Russie comme de l'Ukraine pour nous faire pencher d'un côté ou de l'autre [...] De chaque côté, on a des forces et des faiblesses et ces faiblesses s'aggravent. Quel est le camp qui craquera le premier? A l'heure actuelle, on ne peut pas répondre", constate-t-il encore.

Des causes en concurrence

La guerre entre Israël et le Hamas, qui menace d'embraser tout le Proche-Orient, pèse en outre de tout son poids parmi les événements qui pourraient faire pencher la balance. "D'une part, ça détourne l'attention et d'autre part, ça brouille les cartes", estime Cédric Mas, qui mentionne notamment les positionnements parfois insolites des différents pays en faveur d'un camp ou de l'autre, ou encore le rapprochement inattendu et à priori contre-nature de certains courants politiques, notamment de l'extrême-droite, en faveur d'Israël.

>> Lire à ce sujet : Ukraine et Russie marquent aussi leur opposition dans le cadre du conflit israélo-arabe

L'armée israélienne se retrouve en concurrence avec l'armée ukrainienne. Or, les conservateurs américains étant plus enclins à soutenir Israël, il y a un risque d'arbitrage en défaveur des Ukrainiens

Cédric Mas

Selon lui, le conflit israélo-palestinien a un effet encore plus concret: le "détournement d'une partie des stocks de munitions occidentaux, et notamment américains, vers l'armée israélienne, qui se retrouve en concurrence avec l'armée ukrainienne". Or, analyse-t-il, "les conservateurs américains étant plus enclins à soutenir Israël, il y a un risque d'arbitrage en défaveur des Ukrainiens".

Et cette bataille pour savoir qui recevra le plus de soutien n'a pas échappé à la Russie. "L'un des leviers majeurs de Vladimir Poutine est de pousser tous les conflits partout dans le monde pour déstabiliser et épuiser notre capacité à soutenir l'Ukraine, et donc faire en sorte qu'on l'abandonne", met en garde l'historien, rappelant au passage que le président russe, dans un discours prononcé à la mi-octobre, a prétendu que l'Ukraine ne tiendrait pas une semaine si les Occidentaux cessaient leurs livraisons.

"Tout est imprévisible aujourd'hui. Mais il est certain que cette crise majeure au Proche-Orient a des effets directs et ils ne sont pas très favorables aux Ukrainiens aujourd'hui", conclut-il.

>> La situation en Ukraine au jour le jour : L'Ukraine dit avoir "frappé avec succès" un système de défense anti-aérien russe en Crimée

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Vincent Cherpillod

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La saison des boues a débuté

Dans les prochaines semaines, aucun mouvement de grande ampleur n'est attendu du côté du front, car la météo n'est pas propice à cela. "La vraie contrainte météorologique, c'est l'intersaison, c'est-à-dire l'automne et le printemps. C'est là que le terrain devient boueux et spongieux, ou bien se dégèle, ce qui rend les déplacements des forces mécanisées très difficiles et très compliqués en dehors des routes pavées", explique Cédric Mas.

Mais les fronts ne resteront pas totalement gelés pour autant. "C'est une zone [la ligne de front dans l'est de l'Ukraine, notamment autour d'Avdiïvka, ndlr]  qui est aussi très urbanisée, et dans un environnement urbain bétonné et goudronné, vous pouvez combattre même lors de cette saison des boues". Ainsi, l'an dernier, il y avait eu une offensive d'automne ukrainienne et une offensive d'hiver russe à Bakhmout, rappelle Cédric Mas.