Le texte de l'UE penche pour une approche "abolitionniste" de la prostitution, dans laquelle on pénalise les clients et non les travailleuses du sexe. L'objectif à terme est de faire disparaître la prostitution, considérée comme une forme d’exploitation.
Dans un premier temps, l'harmonisation sur le plan européen permettrait d'éviter le tourisme d’achat de services sexuels. Car actuellement, toutes sortes de réglementations sur le sujet cohabitent au sein de l'Union européenne.
Entre interdiction, légalisation et abolition
Dans certains pays, la prostitution est tout simplement interdite, comme en Croatie ou en Roumanie: les travailleuses du sexe peuvent y être poursuivies. Dans d'autres Etats, au contraire, la prostitution est légale, tolérée, mais sans être réglementée, comme c'est le cas en Belgique ou en Espagne.
Ailleurs encore, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas, la prostitution est légale et encadrée: les travailleuses du sexe doivent s’enregistrer, le but étant d’offrir un cadre plus clair et une meilleure protection.
Il existe enfin un quatrième modèle, mis en avant par cette résolution du Parlement européen: le modèle abolitionniste dit aussi "nordique", car appliqué dans les pays scandinaves. La Suède a été pionnière il y a plus de 20 ans, suivie par la Norvège et l'Irlande ou encore la France depuis 2016.
Cette résolution va dans le sens de l'Histoire, qui appelle les Etats à décriminaliser les personnes en situation de prostitution, et surtout à prioriser des parcours de sortie
Hema Sibi, porte-parole du Mouvement du Nid, association française de soutien aux personnes prostituées, qui milite pour une approche abolitionniste, applaudit cette résolution du Parlement européen.
"Aujourd'hui, le Parlement européen prend en main le sujet, en appelant les Etats à criminaliser les acheteurs de sexe - qui constituent la demande, la source de la prostitution - et également à criminaliser le proxénétisme, donc toute personne qui exploite la prostitution d'autrui. Cette résolution va dans le sens de l'Histoire, qui appelle les Etats à décriminaliser les personnes en situation de prostitution, et surtout à prioriser des parcours de sortie, des droits économiques et sociaux et des alternatives à la prostitution pour les personnes concernées. C'est donc une résolution dont on se réjouit particulièrement", indique-t-elle dans l'émission Tout un monde.
L’idée de créer un seul système au niveau européen est d'éviter que les clients qui ne peuvent plus avoir accès à des services sexuels dans certains Etats membres ne se rendent dans un pays voisin.
"Du fait de ces législations, qui peuvent être très différentes d'un État membre à l'autre, on voit que la demande baisse dans les Etats qui ont des législations abolitionnistes et donc qui criminalisent l'achat d'actes sexuels, mais on voit aussi que la demande peut augmenter dans les Etats voisins", note Hema Sibi.
Un modèle qui ne fait pas l'unanimité
Par ailleurs, le modèle abolitionniste ne fait pas consensus: le sujet divise profondément les partis politiques, mais aussi les mouvements féministes et les défenseurs des droits humains.
L'Organisation mondiale de la Santé et plusieurs ONG s’opposent par exemple à ce modèle. Human Rights Watch affirme que comme les clients craignent d’être arrêtés par la police, cela force les prostituées à travailler dans des conditions encore plus dangereuses.
Les clients savent que la police peut les poursuivre et ne veulent plus donner leurs contacts personnels aux travailleuses du sexe
C'est également l'avis de Niina Vuolajärvi, chercheuse à la London School of Economics et spécialiste de la migration, qui a mené une enquête de terrain pendant trois ans en Suède et en Norvège.
"Les clients savent que la police peut les poursuivre et ils ne veulent pas donner leurs contacts personnels aux travailleuses du sexe. Ce qui est un risque, car plus vous en savez sur votre client, plus vous êtes en sécurité. Les travailleuses du sexe que j’ai interrogées m’ont dit qu’elles ont aussi moins de temps pour évaluer leurs clients car ils veulent au plus vite être dans la voiture et que la transaction se fasse plus loin, dans des lieux isolés", raconte-t-elle.
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Ce n’est pas l’avis de Hema Sibi qui, au sein de son association, a un retour différent des prostituées. "Certaines nous ont même dit que cela inversait un peu le rapport de force finalement, parce qu'elles savent qu'elles peuvent appeler la police si un client est violent avec elle, chose qu'elles ne pouvaient pas faire auparavant car les clients n'étaient pas inquiétés."
Absence de statistiques
Faute de statistiques globales au niveau européen, il est difficile de dire si le modèle qui pénalise le client a permis de faire baisser la demande, d'autant plus que chaque camp cite des chiffres qui vont dans son sens.
Le Mouvement du Nid affirme par exemple qu’en Suède, en dix ans, la demande a baissé de moitié, et que c’est dans les pays qui ont légalisé la prostitution et les maisons closes, comme l’Allemagne, que la demande a explosé.
A contrario, Human Right Watch cite des chiffres qui montrent que des régions comme l’Irlande du Nord, qui ont introduit le système abolitionniste en 2015, n’ont pas vu la demande diminuer, mais au contraire augmenter.
Sujet radio: Isabelle Cornaz
Adaptation web: Katharina Kubicek
Les "parcours de sortie" à privilégier
Les abolitionnistes considèrent que la prostitution n’est presque jamais un choix, mais le résultat d’une grande précarité, une forme d’exploitation. L'idée est donc d'accompagner les prostituées pour qu’elles puissent se reconvertir. Sauf que pour ces programmes d'aide, il faut un investissement conséquent, et ça n’a pas été le cas dans des pays comme la Suède, note Niina Vuolajärvi, chercheuse à la London School of Economics.
En Suède, il n'y a eu aucun budget supplémentaire pour mettre en place des services sociaux pour les personnes travailleuses du sexe. Lorsque vous êtes un citoyen dans un pays comme la Norvège et la Suède, l’Etat fournit des services. Mais la vaste majorité des travailleurs du sexe, près de 70%, sont des migrants, qui n’ont pas accès aux services de l'Etat."
Manque de services de base
La chercheuse déplore également l'absence de tests gratuits pour les maladies sexuellement transmissibles ou d'outils de prévention. "Ils voient le travail sexuel comme une forme de violence envers les femmes. Donc la plupart des services qu’ils proposent sont de type 'soutien psychologique', mais pas des services sociaux de base où on peut pousser la porte de manière anonyme, sans prendre de rendez-vous."
En France, les aides varient beaucoup selon les régions, selon Hema Sibi, porte-parole du Mouvement du Nid. Elle prône une application plus uniforme de la loi de 2016 au niveau du territoire et encore davantage de ressources pour mettre en œuvre ces programmes d’aide.
Besoin d'approches innovantes
Nina Vuolajärvi, très critique pour sa part, reconnaît que certains pays ou certaines régions offrent des programmes ciblés et donc plus utiles pour se reconvertir.
"J'ai entendu dire qu'il existe dans certains cas au Royaume-Uni des parcours de sortie, où on forme d'anciennes travailleuses du sexe à des métiers comme la plomberie, qui offrent des meilleurs revenus. On a besoin d'approches innovantes et de proposer de véritables alternatives aux travailleuses du sexe, pas seulement des emplois de ménage, à faible revenu."
Efficace ou non pour la lutte contre la traite d'êtres humains?
En ce qui concerne les victimes de la traite d’êtres humains, certains pays européens s’en sortent mieux que d’autres pour lutter contre les réseaux de proxénétisme.
Selon Hema Sibi, porte-parole du Mouvement du Nid, les pays abolitionnistes seraient mieux armés pour lutter contre ce fléau: en France, depuis l’entrée en vigueur de la loi en 2016, il y a davantage de poursuites pénales contre les proxénètes et plusieurs millions d’euros ont été saisis à ces réseaux pour être investis dans la réhabilitation des victimes.
La porte-parole estime que dans des pays comme l’Allemagne, où les maisons closes sont un commerce légal, la situation est bien plus compliquée. "On ne peut pas aller enquêter sur des industries qui sont légales. Si la prostitution est considérée comme un travail, c'est très difficile de mener une enquête dans un bordel."
Les sans-papier dans l'angle mort des droits sociaux
Même avec un recul de quelques années, il est difficile de dresser un bilan de ces politiques abolitionniste mises en place il y a 10 ou 20 ans. L’un des problèmes de fond est que l’écrasante majorité des personnes qui se prostituent en Europe sont des personnes migrantes et qu’aucun des systèmes en vigueur dans l’UE ne leur offre de véritable protection, vu qu’elles sont souvent sans papiers.
Dans les pays qui autorisent et encadrent la prostitution comme l’Allemagne, elles peuvent difficilement prétendre au statut légal de travailleuses du sexe, qui leur garantirait des droits sociaux, puisqu'elles sont majoritairement sans papiers.
A l’autre bout du spectre, en Suède - qui dit ne pénaliser que le client, et protéger les personnes prostituées vues comme des victimes - le travail du sexe reste un motif d’expulsion au regard de la loi sur l’immigration. "Les travailleuses du sexe en situation irrégulière vont donc éviter la police", note Niina Vuolajärvi, chercheuse à la London School of Economics. Enfin, la Suède ne garantit pas non plus aux victimes de la traite, qu’on parvient à sortir des réseaux proxénètes, qu’elle ne seront pas renvoyées ensuite dans leur pays.