Après l'échec de la contre-offensive ukrainienne, quelles perspectives militaires pour Kiev et Moscou?
Un peu plus de 150 jours de combats, de lourdes pertes humaines et matérielles et de maigres résultats: 14 villages libérés et seulement quelques kilomètres de gagnés. Alors que de grosses ressources avaient été mises à disposition de l'Ukraine pour cette offensive, notamment un nombre conséquent de munitions d'artillerie en provenance de Corée du Sud et d'autres partenaires occidentaux, les objectifs fixés n'ont pas du tout été atteints.
L'une des premières raisons qui explique cet échec est la solidité des lignes de fortification russes, associé à des champs de mines extrêmement denses. Pour Patricia Martins, analyste spécialisée dans les questions de Défense, les Ukrainiens, bien que conscients de l'étendue de ce réseau défensif, ont "sans doute sous-estimé sa robustesse".
>> Relire à ce sujet : L'armée ukrainienne à l'épreuve des lignes de défense russes et avec des traversées de la première des trois lignes de défense russes
Si quelques incursions ont eu lieu dans le sud du pays,
, elles n'ont été le fait que de quelques groupes de reconnaissance et la véritable percée ne s'est jamais matérialisée.
Pour Guillaume Ancel, ancien officier de l'armée française, l'armée ukrainienne a surtout refusé "l'offensive massive" conseillée par les Occidentaux de peur qu'elle soit trop coûteuse. "Les Ukrainiens ne se voyaient pas accepter les pertes élevées liées à des assauts massifs comme le débarquement de Normandie qui fut un temps la référence jusqu'au choix de la date de lancement de l'offensive un 6 juin. Mais aussi parce qu'ils maîtrisaient mal les manoeuvres combinées avec toutes les armes, artillerie, manoeuvre des blindés et complémentarité de l'infanterie", explique-t-il dans une note de blog du 1er novembre.
L'armée ukrainienne s'est alors focalisée sur des actions plus réduites d'infanterie, sans réellement les combiner, ce qui explique sans doute les manques de progrès sur le terrain. L'artillerie de contre-batterie ukrainienne (la localisation et la neutralisation de l'artillerie ennemie et de ses stocks de munitions, ndlr) s'est en revanche révélée "très méthodique et efficace", touchant "beaucoup la logistique et les centres de commandement russes", rappelle dans un entretien accordé à la revue Foreign Affairs Dara Massicot, chercheuse au centre de recherche Carnegie Russia Eurasia.
En d'autres termes, Kiev a pu frapper les forces russes dans la profondeur, sans jamais réussir à faire avancer de manière significative ses propres troupes. Pour Patricia Martins, le manque de systèmes antiaériens mobiles a également joué un rôle clef, laissant les soldats à la merci des hélicoptères et même parfois des avions russes.
>> Relire à propos du manque de systèmes de défense antiaériens : Le manque de coordination et de défense antiaérienne freine la contre-attaque ukrainienne
Valeri Zaloujny à la recherche d'une "innovation technologique"
Dans des confidences rares accordées au journal The Economist au cours d'une interview, d'un billet d'opinion mais aussi d'un essai de 9 pages au tout début du mois de novembre, Valeri Zaloujny, commandant en chef de l'armée ukrainienne, a reconnu que le conflit était désormais "dans une impasse" et qu'il se dirigeait vers une guerre de positions et de tranchées, à la manière de celle de 14-18.
Des propos qui ont surpris jusqu'au plus haut niveau de l'Etat, Volodymyr Zelensky les réfutant catégoriquement par la suite. "Les gens sont fatigués. Tout le monde est fatigué. Il existe différentes opinions (...) mais nous ne sommes pas dans une impasse. Je le souligne encore une fois", a-t-il déclaré samedi au cours d'une conférence de presse avec la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen.
Pourtant, de l'avis de la plupart des experts, l'analyse de Valeri Zaloujny est valide et l'impasse réelle. Les raisons évoquées par le général ukrainien pour expliquer cette situation et les solutions pour y remédier sont par contre davantage débattues.
Dans son explication, Valeri Zaloujny cite cinq problématiques majeures: une force aérienne insuffisante pour protéger les troupes au sol (la nécessité de la livraison rapide de F-16 a été maintes fois évoquée par Kiev), des champs de mines russes trop profonds et trop denses, une artillerie de contre-batterie encore trop faible pour équilibrer le rapport de force, des moyens de guerre électronique qui ne sont pas au niveau pour lutter efficacement contre les drones de reconnaissance et d'attaques russes et une formation et un volume de troupes de réserves trop faible.
Pour palier ces carences, il dresse une liste de solutions à adopter. Utilisation massive de drones bon marché pour surcharger le système de défense ennemi, accroissement des capacités d'équipements de reconnaissance d'artillerie, emploi de systèmes de défense fumigène pour masquer les opérations de déminage et de franchissement, création d'un système automatisé pour la formation et l'enrôlement de citoyens dans le service militaire, entre autres.
Plus globalement, c'est surtout la conclusion du commandant en chef de l'armée ukrainienne qui interpelle. D'après lui, c'est en quelque sorte l'équilibre tactique et technologique entre les deux armées qui explique la situation d'enlisement actuelle. La saturation des espaces de combat par des capteurs et l'artillerie empêche toute manoeuvre car tout mouvement est visible et vulnérable. Il faudrait donc d'après lui une véritable innovation technologique pour que le conflit connaisse un tournant: "Cette guerre ne peut être gagnée avec les armes de la génération passée et des méthodes dépassées. La technologie est la solution", observe-t-il.
Mais pour certains experts dont Vincent Touret, chargé de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), la véritable problématique est davantage conceptuelle que technique.
"Le problème de fond est la difficulté pour l'armée ukrainienne à changer de taille et de modèle (...) sa massification rapide a dépassé ses capacités de gestion, de logistique et d'encadrement, la forçant à mener une bataille très méthodique, très localisée et linéaire, ce qui a l'avantage de limiter les pertes mais conduit à faire reposer son succès sur l'attrition (stratégie qui consiste à user d’abord les forces et les réserves ennemies, ndlr) et le rapfeu ( le rapport de feux entre les artilleries, ndlr)", explique-t-il dans une analyse sur X.
"Alors pourquoi le problème n'a-t-il pas été corrigé avant la contre-offensive? Parce que réformer toute son organisation en temps de guerre est une tâche monumentale, impliquant de former, reformer les officiers, une rationalisation de l'administration et des processus industriels (...) or l'Ukraine n'a pas le luxe de laisser respirer la Russie", ajoute-t-il.
Pas de nouvelle mobilisation russe en vue
De son côté, la Russie a donc réussi à contenir l'Ukraine et même à lancer à son tour des offensives, notamment dans l'est du pays, à Avdiivka, ville industrielle de l'oblast de Donetsk, au prix de très lourdes pertes.
Pour Dara Massicot, ce genre d'opération n'est toutefois pas tenable sur la durée. "Il n'y a pas d'intérêt stratégique ici et la Russie y a déjà perdu plusieurs bataillons. Il est clair que les Russes ne pourront pas faire ça à chaque 30 km qu'ils veulent prendre à l'Ukraine. C'est encore une hypothèse de travail, mais j'ai l'impression que Valeri Guerassimov (Chef d'État-major général des forces armées de la fédération de Russie, ndlr) a encore comme objectif de reprendre l'ensemble des oblast de Donetsk et Lougansk. Peut-être qu'il l'a promis à Poutine, mais il n'a clairement pas assez de moyens offensifs", analyse-t-elle.
Pour cette experte militaire, ce qui reste le plus impressionnant est la capacité de production russe. "D'ici fin 2024, ils seront capables de produire entre 1,5 et 2 millions d'obus par an, leur production de missiles a triplé depuis 2022 et ils réparent leurs véhicules blindés beaucoup plus rapidement qu'attendu", ajoute-t-elle.
Dara Massicot estime que ces capacités de production pourraient infliger de lourds dégâts à l'avenir. "Les Russes n'ont pas envoyé de missiles à la même cadence au cours des derniers mois alors qu'ils les produisent. Mon inquiétude est donc qu'ils lancent cet hiver de manière massive, des centaines de missiles sur les villes, pour rendre à nouveau la vie impossible".
La chercheuse ne craint toutefois pas une nouvelle mobilisation, ou du moins pas tout de suite. "Je pense que Poutine n'en voudra pas avant sa réélection en mars, car c'est risqué (...) la Russie va aussi analyser ses besoins après Avdiivka. Si les besoins sont faibles, ils garderont l'enrôlement sous forme volontaire. S'ils sont extrêmes, alors il pourrait y avoir une nouvelle mobilisation", analyse-t-elle.
L'impossible négociation
Face à cet enlisement, de nombreux spécialistes peinent désormais à voir une issue favorable au conflit. L'armée ukrainienne est loin d'être défaite, elle grignote toujours un peu de terrain dans le sud et a aussi réussi à prendre pied sur la rive gauche du fleuve Dniepr dans la région de Kherson, juste en face de la Crimée. Une région moins bien protégée depuis que les Russes ont largement dégarni cette partie du front après la destruction du barrage de Kakhova et l'inondation de la vallée.
Néanmoins, la victoire apparaît lointaine. Dans un article du Time qui a fait sensation début novembre, un conseiller de Volodymyr Zelensky exprimait sous couvert d'anonymat ses inquiétudes face à un président jusqu'au-boutiste. "Il se berce d'illusions (...) nous n'avons plus d'option. Nous ne gagnons pas, mais allez essayer de lui dire ça", analysait-t-il.
Les derniers sondages dépeignent une population ukrainienne lasse de la guerre mais qui refuse toujours majoritairement l'idée de négociations tant que tous les territoires ne seront pas repris. Mais pour le pouvoir ukrainien, l'enjeu se trouve sans doute en partie hors des frontières, du côté des alliés occidentaux. Selon une enquête Reuters effectuée au mois d'octobre, environ 41% des Américains souhaitent par exemple que le Congrès fournisse davantage d'armes à Kiev, contre 65% en juin, lorsque l'Ukraine a lancé sa contre-offensive.
Si l'administration Biden ne semble pour l'instant pas montrer de signes de fléchissement sur son soutien à l'Ukraine, des réserves sont de plus en plus souvent mises sur la table dans le camp républicain, bien que restant minoritaires. La disparition de la question ukrainienne dans les médias après le début du conflit entre Israël et le Hamas a également éveillé les inquiétudes du côté de Kiev.
Mais si certains politiques et experts semblent estimer que le jour venu, il suffira de faire pression sur Volodymr Zelensky pour parvenir à une situation diplomatique, la situation est sans doute bien plus complexe.
"L’Ukraine est considérée comme la partie implacable, qui refuse de s’asseoir à la table des négociations et qui va bientôt céder sous le risque d’une victoire de Trump aux États-Unis, de la crise au Moyen-Orient et de l’impasse sur le front (...) mais ce qui manque complètement dans ce débat centré sur l’Occident, c’est la Russie. Les observateurs occidentaux semblent supposer que Poutine accueillera favorablement la fin de la guerre dans laquelle il est coincé, mais ils ont tort", juge ainsi sur X Aleksandar Djokic, analyste politique et spécialiste de la Russie.
"Le fait que Poutine reste dans la guerre est ce qui le maintient au pouvoir et donne un sens à son règne. La Russie sous sanctions, avec un système politique totalitaire, sans menace extérieure, n’est pas viable. La guerre éternelle est devenue une nécessité pour Poutine", conclut-il.
Tristan Hertig