Une semaine après le massacre du 7 octobre en Israël par le Hamas, sur la chaîne britannique Talk TV, le présentateur Piers Morgan, très conservateur, reçoit le comique égyptien Bassem Youssef, établi aux Etats-Unis depuis plusieurs années. Celui-ci utilise alors la provocation et l'humour noir pour défendre la cause palestinienne et détruire des a priori.
L'extrait devient viral, avec plus de 20 millions de vues. L'émission devient soudain un miroir implacable des discussions souvent vaines qui accompagnent ce conflit. Alya Aglan, professeure d’histoire contemporaine à la Sorbonne, analyse dans l'émission Tout un monde cette rhétorique de funambule.
"Il dénonce les otages qui ont été pris comme bouclier humain et il dénonce en même temps le fait que l'on ne défende pas les Palestiniens. C'est très fort en réalité. Mais dans un premier temps, on prend sa phrase dans la figure en se disant 'mais qu'est-ce qu'il raconte?'."
Arme de résistance
Celle qui a signé "Le rire ou la vie", une Anthologie de l’humour durant la Résistance, précise: "Se moquer des puissants qui décident mais qui restent dans l'indécision, c'est une veine humoristique universelle. On ne va pas aller se moquer des victimes quel que soit leur camp. C'est une limite infranchissable."
L’humour a toujours fait office d’arme de la résistance, comme on a encore pu le constater lors de l’invasion russe en Ukraine. Des artistes se sont retrouvés clandestinement dans des abris pour faire du stand up ou pour parodier Vladimir Poutine. Selon Alya Aglan, le comique est alors l’arme du faible, celle qui demande peu de moyens mais beaucoup de courage.
Faire face à la mort
Pour les spectateurs et spectatrices géographiquement loin des champs de bataille, l'humour devient alors un outil pour gérer l’afflux de situations stressantes, souligne Marie Anaut, professeure de psychologie clinique à l’Université de Lyon: "C'est le recours à une impulsion vitale dans une situation traumatique, autrement dit qui met la personne face à une confrontation au réel de la mort."
L'humour permet de retrouver une certaine liberté dans une situation aliénante, déshumanisante et anxiogène
"L'utilisation de l'humour permet de prendre une certaine distance et de retrouver une certaine liberté dans une situation aliénante, déshumanisante et anxiogène. On a beaucoup vu ça autour du Covid. Certaines personnes ont été très confrontées au réel de la mort. Il y a eu une explosion de l'utilisation de l'humour dans les réseaux sociaux, y compris de l'autodérision."
La psychologue précise toutefois que l’humour peut aussi choquer - à tort ou à raison - tout particulièrement dans des contextes anxiogènes, comme celui prévalant aujourd’hui.
Héritage historique
Le conflit israélo-palestinien, avec sa longue histoire, bouleverse passablement de codes établis autour de l’humour. L’humoriste et chroniqueur français Guillaume Meurice a récemment écopé d’un avertissement de la part de Radio France. En cause, un sketch dans lequel il compare le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à "un nazi sans prépuce". Les réactions ont été très vives.
Ce conflit rend le maniement de l'humour comme quelque chose de hautement inflammable
Cette polémique porte sur les questions du ton, de la sémantique et de la justesse dans la rhétorique privilégiée. Mais il y a également un héritage historique européen très particulier, rappelle la professeure Alya Aglan,
"Il y a un malaise de notre mauvaise conscience occidentale de n'avoir jamais réussi à aider cette région à sortir d'un conflit qui dure depuis plus de 70 ans. Ce conflit est par ailleurs très dangereux pour nous, pour la cohésion de nos sociétés. Je pense que ce conflit, avec ces deux dimensions, rend le maniement de l'humour comme quelque chose de hautement inflammable."
Une mauvaise fois omniprésente
Quelle frontières mettre à l'humour et comment ne pas aliéner le spectateur ou la spectatrice? Ces dernières semaines la question ressurgit de façon sous-jacente voire explicitement dans plusieurs chroniques et sketchs.
Le Suisse Thomas Wiesel a abordé ce thème sur les ondes de la RTS à plusieurs reprises et parle d’un terrain plus miné qu’un autre, du fait de l'histoire, du vocabulaire qui y est associé. Mais l'humoriste pointe aussi la mauvaise foi des uns et des autres.
"C'est la guerre la plus connue des gens. Même si géographiquement c'est relativement loin, idéologiquement, c'est un conflit plus chargé que d'autres, parce que tout le monde a un avis, tout le monde a une opinion, tout le monde est presque prêt à s'offusquer avant même d'écouter. Et au lieu même d'écouter pour voir ce que quelqu'un dit, on écoute pour voir de quoi on peut s'offusquer."
Sujet radio: Anne Fournier
Version web: Antoine Schaub