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Comment les antisémites parviennent à contourner la modération des réseaux sociaux

Des applications de réseaux sociaux sur un téléphone. [Keystone - DPA/Christoph Dernbach]
Des applications de réseaux sociaux sur un téléphone. - [Keystone - DPA/Christoph Dernbach]
Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, les propos antisémites connaissent une recrudescence, en particulier sur internet où il est difficile d'identifier leurs auteurs. Sans compter que ces derniers utilisent parfois un langage codé, le "dog whistle", leur permettant de tromper la modération des plateformes comme Facebook ou X.

Lorsque l'auteur de mangas japonais Eiichiro Oda a créé en 1997 sa série "One Piece", il n'aurait jamais imaginé être associé un jour, même de loin, à une résurgence de l'antisémitisme dans le monde. Son oeuvre ultrapopulaire traduite en plusieurs langues et qui compte plus d'une centaine de tomes n'en fait pas du tout l'apologie.

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Pourtant, une vingtaine d'années plus tard, les réseaux sociaux et certains forums de discussions regorgent de commentaires douteux mêlant propos haineux visant la communauté juive et références à l'univers d'Eiichiro Oda. Un phénomène qui a même pris encore plus d'ampleur depuis qu'Israël a déclaré la guerre au Hamas il y a six semaines.

Les "dragons célestes" au coeur de la polémique

Plus concrètement, ce sont les "dragons célestes" - personnages incarnant dans la fiction une forme d'élite dominante - qui sont au coeur de la polémique, utilisés par de nombreux internautes pour parler des Juifs sans les nommer, tout en véhiculant clichés et menaces antisémites.

Pour le constater, il suffit de mener une petite recherche sur internet, en l'occurrence sur le réseau social X. En tapant des termes tels que "Juifs", "Israël", "intouchable" et "dragons célestes", force est de constater que les résultats sont nombreux. En quelques clics, on peut par exemple lire: "Qu'est ce qu'a Israël à part des dragons célestes?", "Les dragons célestes = Israël" ou "Les dragons célestes, la nouvelle façon d’appeler les Juifs et passer 'pepouz' la censure".

Exemple de tweet. [DR]
Exemple de tweet. [DR]

La technique du "dog whistling"

Mais pourquoi user de la figure de ces personnages de fiction pour évoquer les Juifs? Voyant des similitudes entre les clichés fréquemment relayés à leur sujet et les "dragons célestes" - décrits dans l'oeuvre de mangas comme étant intouchables, gavés de privilèges et immensément riches -, certains internautes adeptes des discours antisémites ont pris pour habitude de les nommer ainsi.

Cette technique - bien connue dans le discours politique et notamment dans les courants d'extrême droite - se nomme le "dog whistling", comme l'explique Rudy Reichstadt, politologue et fondateur de l'Observatoire du complotisme Conspiracy Watch dans l'émission C l'hebdo sur France 5. Grâce à l'utilisation d'un langage codé, elle permet d'obtenir le soutien d'un groupe spécifique sans provoquer d'opposition. Et accessoirement, elle permet aussi de contourner les outils de modération automatisés de certaines grandes plateformes comme Facebook ou X.

"Le "dog whistle" ("sifflet pour chien" en français) est un sifflet qui envoie des sons entendus uniquement par les chiens. Cela a fini par désigner tout discours codé envoyé à une partie d'une audience à qui l'on veut s'adresser sans que les autres, la grande majorité, puisse comprendre de quoi il retourne. Par exemple pour parler des étrangers, et en l'occurrence des Juifs, et les diffamer sans se faire prendre. "Cela permet aussi d'envoyer des signes de reconnaissance au sein d'une communauté et de dire 'on se comprend, on est ensemble'", décrit Rudy Reichstadt.

Sous forme d'émoticônes

Et le spécialiste d'attirer l'attention sur le fait que les exemples sont nombreux et se renouvellent constamment (lire encadré). Au vu de l'importance qu'ont pris les réseaux sociaux, ils peuvent même se traduire aujourd'hui sous forme d'émoticônes. Dans certains cas par exemple, l'émoticône "arbre" peut être utilisé pour désigner les "Arabes", au vu notamment de leur quasi similarité phonétique, souligne-t-il. "Avec tout un discours qui est de dire, c'est l'arbre qui cache la forêt, avec l'idée du grand remplacement, et l'idée d'une submersion migratoire", analyse-t-il.

A noter que les expressions codées étant souvent décryptées au bout d'un certain temps, elles sont amenées à évoluer. Dans le cas des "dragons célestes" par exemple, expression mise en lumière par les internautes et les médias dès 2022 déjà, cette dernière a tendance à disparaître progressivement des réseaux sociaux, remplacée par d'autres occurrences, comme par exemple sa traduction japonaise "tenryubito".

Exemple de tweet [DR]
Exemple de tweet [DR]

Fabien Grenon

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Un large corpus de "dog whistles"

L'article d'un abonné publié en décembre 2022 sur le blog du club de Mediapart tente de répertorier, de manière non exhaustive, quelques exemples de termes, d'expressions ou de symboles faisant ou ayant pu faire office à un moment ou à un autre de "dog whistle", constituant une marque de reconnaissance au sein des mouvances d'extrême droite. Ce langage codé permet aux néonazis ou aux antisémites de propager la haine en référence à l'Histoire, notamment celle de la Deuxième Guerre mondiale, sans être inquiétés.

Outre des expressions comme "dragons célestes" pour faire référence aux Juifs, des nombres, des gestes ou des slogans peuvent être également utilisés. Le symbole "≠" est par exemple parfois utilisé par les suprémacistes pour proclamer leur supériorité raciale sur les autres ethnies.

Plus classique, le H étant la 8e lettre de l'alphabet, le chiffre 88 pour Heil Hitler est souvent associé aux néonazis. Tout comme le chiffre 18 renvoyant dans l'ordre alphabétique au A et au H d'Adolf Hitler.

En ce qui concerne les slogans, le blog du club de Mediapart cite par exemple "White Lives matter" aux Etats-Unis où l'extrême droite a détourné le slogan "Black Lives Matter" pour justifier la violence policière et pour affirmer la continuelle supériorité de la race blanche.

La nourriture peut également faire office parfois de "dog whistle". La consommation de porc étant proscrite dans l'islam, le cochon est souvent érigé comme symbole islamophobe par les mouvances d'extrême droite, lorsqu'elles organisent par exemple des "apéros saucisson-pinard", la consommation d'alcool étant également interdite par l'islam.

Et enfin, il y a les gestuelles comme la quenelle, geste antisémite popularisé par le polémiste français Dieudonné. Ce geste, à mi-chemin entre un salut nazi inversé et un bras d'honneur, consiste à tendre un bras vers le bas tout en plaçant la main opposée sur l'épaule du bras tendu.