Ultralibéral, antisystème, outrancier: qui est Javier Milei, le nouveau président argentin?
"Entre la mafia et l'Etat, je préfère la mafia. La mafia a des codes, elle tient ses engagements, elle ne ment pas, elle est compétitive." Avant de devenir dimanche le président argentin le mieux élu depuis 1983, Javier Milei, 53 ans, s'était déjà fait connaître du public argentin pour ses déclarations hautes en couleur - et régulièrement outrancières ou insultantes.
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Mais l'économiste n'était perçu pendant longtemps que comme amuseur public, polémiste de talk-shows, souvent ridiculisé par ses détracteurs. "Il ne présente pas le CV d'un économiste qui a réussi: il n'a pas son propre cabinet de conseil, il n'a pas travaillé dans une grande organisation internationale ou un ministère", observe Gabriel Vommaro, sociologue à l'Université nationale de San Martin, dans Le Monde. "C'est un homme seul et en colère qui parvient à entrer en connexion avec l'Argentine seule et en colère", décrit de son côté Juan Luis Gonzalez, auteur de la biographie non autorisée El Loco ("Le Fou", Planeta, 2023, non traduit). Son instabilité émotionnelle est également relevée, explicable par "des blessures de son enfance", notamment le fait d'avoir grandi auprès d'un père violent, selon le biographe.
Un juron pour slogan
Né en 1970 à Buenos Aires, d'une mère femme au foyer et d'un père chef d'une entreprise de transport, le jeune Javier Milei s'oriente d'abord vers le football, avec une carrière de gardien qui n'a jamais vraiment démarré, puis comme chanteur de rock. Passionné d'économie, il obtient un diplôme à l'université privée de Belgrano. Pendant 25 ans, il enseigne l'économie, donne des conférences, écrit des articles. En 2016, après un passage dans un programme de télévision, il devient la coqueluche des plateaux, qui s'arrachent ce provocateur excentrique, ses dégaines improbables et ses insultes.
Auréolé de sa popularité médiatique, Javier Milei se lance en politique fin 2020, faisant de la vulgarité et de l'insulte sa marque de fabrique - comme d'autres représentants de la mouvance populiste avant lui.
Il a ainsi qualifié le pape François, lui aussi Argentin, de "représentant du diable sur Terre" et de "Jésuite qui promeut le communisme". Le peso, monnaie nationale, possède à ses yeux "moins de valeur que l'excrément". L'Etat - l'ennemi public numéro 1 selon lui - est comparé à un "pédophile", ses opposants politiques taxés de "gauchistes de merde" et la classe politique de "caste maudite" qu'il s'agit de destituer et faire payer. Avec, comme slogan, un juron: "Viva la libertad, carajo!"
Parfois surnommé le "Trump de la pampa", celui qui n'a eu de cesse de clamer que la société se porterait mieux sans gouvernement se retrouve aujourd'hui à la tête de la troisième économie d'Amérique latine, dans l'une de pires crises financières et sociales de son histoire.
Comment expliquer l'ascension fulgurante de cet outsider antisystème, flirtant régulièrement avec des thèses complotistes? Sa victoire éclatante (55,6% des voix contre 44,3% à son rival, le ministre sortant de l'Economie Sergio Massa) semble avant tout refléter le besoin pressant de changement exprimé par la population, dans un pays où l'inflation atteint plus de 140% sur un an, et où quatre habitants sur dix vivent sous le seuil de pauvreté.
L'échec des politiques économiques de ses prédécesseurs, pour la plupart de gauche - avec dépenses excessives, mesures protectionnistes, dette internationale étouffante et impression de nouveaux pesos pour la rembourser - a en effet plongé ce pays de 46 millions d'habitants dans le marasme économique. Et nourri le courant dégagiste, que Javier Milei incarne aujourd'hui.
Figure du dégagisme
"Milei s'est fait l'écho de la colère bouillonnante des Argentins face à un système politique qui a engendré une série apparemment ininterrompue de crises économiques", note Benjamin Gedan, spécialiste de l'Argentine au centre de réflexion Wilson Center de Washington.
"Anarcho-capitaliste" autoproclamé, Javier Milei ambitionne de faire de la 22e économie mondiale un laboratoire d'idées économiques radicales jamais testées ailleurs. Au programme: coupes drastiques dans les dépenses publiques, privatisations tous azimuts ("Tout ce qui peut être dans les mains du secteur privé le sera") dont l'école et le système de santé, élimination de 10 des 18 ministères fédéraux, élimination de la Banque centrale et remplacement du peso argentin par le dollar américain.
"Entre la continuité et le risque, la société a opté pour ce dernier", résume le politologue Rosendo Fraga. Après une envolée des titres argentins sur le marché américain lundi, la Bourse de Buenos Aires a ouvert en hausse de 20% mardi, un bond tiré par l'envolée des actions de la compagnie pétrolière publique YPF (+34%), l'une des entreprises que le président élu a annoncé vouloir privatiser.
Côté image, "El Peluca" (La Perruque) a su galvaniser au-delà de la frange d'extrême-droite qui l'a porté à ses débuts. Ses apparitions de rock-star, tout en rouflaquettes et la tignasse en bataille, ses meetings de campagne sauvages, ses dribbles "improvisés" et son gimmick à la tronçonneuse pour mimer les tailles dans la dépense publique ont fait mouche, notamment auprès des jeunes.
Avec une équipe de jeunes spécialistes, Javier Milei a d'ailleurs mené la majeure partie de sa campagne sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok et YouTube, à l'instar de son pendant brésilien, l'ex-président Jair Bolsonaro. Un sondage de l'institut AtlasIntel entre les deux tours a montré que 68% des Argentins et Argentines âgés de 16 à 24 ans soutenaient le candidat Milei.
Et cela bien que nombre de ses électeurs et électrices ne partagent pas ses vues sur les questions de société: opposition à l'avortement, déréglementation des armes à feu, vente d'organes, négation du rôle de l'humain dans le changement climatique, diatribes anti-wokiste, position révisionniste sur la dictature de 1976 à 1983, notamment.
D'indispensables alliances
Mais au-delà de son accession au pouvoir, et passé son investiture le 10 décembre, Javier Milei devra négocier des alliances, ponctuelles ou durables, pour gouverner. Son parti, La Libertad Avanza entré en 2021 au Parlement avec trois députés, ne représente que 15% (38 députés sur 257) de la Chambre basse, toujours largement dominée par le bloc péroniste (108 députés) et par le bloc de droite Juntos por el Cambio (93 députés), ce dernier s'étant toutefois déchiré autour du soutien au futur président au second tour. Au Sénat, le parti présidentiel n'occupe que 10% des sièges.
"L'Argentine a toujours été un laboratoire d'idées bizarres", relève Levy Yeyati, économiste argentin dans le New York Times. "Mais nombre d'entre elles ne sont jamais mises en œuvre en raison des réalités économiques et politiques. Un "retour à la réalité" semble donc probable, pour ce spécialiste. "La plupart de ses propositions feront encore l'objet de discussions, mais il sera difficile de les mettre en œuvre au cours de la première année."
Katharina Kubicek
La soeur et les chiens
Sans enfants, Javier Milei assure que les seuls êtres à ne l’avoir jamais trahi sont ses chiens et sa sœur, Karina. Cette femme de 50 ans, sans formation politique et que les médias argentins qualifient de "mystérieuse", est sa principale conseillère politique et contrôle l'entier de sa campagne politique. Il la compare régulièrement à la figure biblique de "Moïse".
Javier Milei entretient également une relation fusionnelle avec ses animaux. Il a fait cloner aux Etats-Unis son mastiff Conan. Selon son biographe, il consulterait une médium pour communiquer avec lui dans l’au-delà depuis sa mort en 2017.
Ses quatre chiens-clones, qui portent le nom de ses économistes préférés, ont été dûment remerciés le soir de sa victoire aux primaires en août, nommés un par un devant un parterre de partisans euphoriques.
Financement illégal?
Antisystème, Javier Milei n’en est pas moins rattrapé par des soupçons de financement illégal. En juillet, des personnalités politiques et des chefs d’entreprise ont dénoncé un mécanisme de "franchise politique" consistant à vendre une place sur les listes électorales de La Libertad Avanza pour des sommes allant de 10'000 à 250'000 dollars. Une enquête préliminaire est en cours.
Son ancien allié Carlos Maslaton, qui a confirmé ces accusations, a déjà été entendu par la justice. Javier Milei s’est de son côté justifié: "Les politiciens traditionnels se financent avec l’argent de l’Etat. (…) Nous nous autofinançons."