Très rapidement, dans les premiers jours qui suivent l'attaque du Hamas en territoire israélien le 7 octobre, le gouvernement du Qatar se manifeste auprès de Washington. Doha propose à la Maison Blanche des premiers renseignements sur certains otages capturés par le Hamas au cours de son assaut et se met à disposition pour négocier leur libération.
L'émirat demande aux Etats-Unis la création d'un petit groupe de travail secret, incluant des responsables américains et israéliens. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, mandate Brett McGurk, coordinateur de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, et Joshua Geltzer, conseiller adjoint à la sécurité intérieure.
Les échanges téléphoniques se multiplient. Brett McGurk, qui dispose de nombreuses connexions dans la région, appelle à plusieurs reprises directement Tamim ben Hamad Al Thani, l'émir du Qatar. Il fait ensuite des rapports sur l'avancée des discussions à Jack Sullivan, qui tient lui-même Joe Biden au courant.
Le conseiller à la sécurité nationale reste également en contact avec deux très proches conseillers du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu: Ron Dermer, ministre des Affaires stratégiques de l'Etat hébreu, et Tzachi Hanegbi, président du Conseil national de sécurité israélien.
Les tractations sont extrêmement compliquées. Le 23 octobre, elles apportent toutefois un premier résultat. Deux citoyennes américaines sont libérées et peuvent quitter la bande de Gaza. Le Qatar gagne en crédibilité en tant qu'intermédiaire. Deux jours plus tard, l'émirat fait savoir aux Américains que le mouvement palestinien est prêt à libérer les femmes et les enfants qu'il détient en otage, à condition que l'offensive terrestre d'Israël soit retardée.
L'Etat hébreu refuse. D'après lui, cette promesse n'est pas crédible, notamment car le Hamas ne s'est pas montré capable de prouver que ces otages sont encore en vie. L'invasion débute le 27 octobre.
Une offensive terrestre "progressive"
Mais les Israéliens acceptent toutefois d'adapter leurs plans, selon des officiels américains s'exprimant sous couvert d'anonymat auprès du New York Times. L'offensive terrestre sera "progressive", afin de permettre une pause dans les combats si un accord est trouvé.
Alors que les forces israéliennes avancent dans le nord de la bande de Gaza, les discussions se poursuivent au Qatar. Des contacts fréquents ont aussi lieu entre David Barnea, directeur du Mossad, l'agence de renseignement israélienne, William J.Burns, directeur de la CIA, l'émir du Qatar et des officiels égyptiens.
Un nouvel accord est trouvé début novembre pour ouvrir brièvement le passage de Rafah, au sud de l'enclave palestinienne, et il permet d'évacuer vers l'Egypte quelques dizaines de civils blessés palestiniens et plusieurs centaines d'étrangers et binationaux.
Les obstacles pour un accord plus global concernant les otages restent toutefois nombreux. A plusieurs reprises, il n'est par exemple plus possible de contacter le Hamas à Gaza, car les communications sont coupées.
La situation à l'hôpital al-Shifa devient aussi un enjeu. Toujours par l'intermédiaire de Doha, le mouvement palestinien menace d'interrompre toutes les négociations si les troupes israéliennes ne quittent pas l'établissement. Il exige aussi qu'aucune fouille ne soit effectuée. Tel Aviv, qui estime que l'hôpital fait office de poste de commandement du Hamas, rejette cette demande mais se dit prêt à maintenir l'hôpital en activité. Les blessés présents dans l'hôpital seront finalement évacués.
Face à la brutalité de l'intervention israélienne, le Hamas n'est toutefois pas en position de force et se remet rapidement à la table des négociations. Un accord pour la libération de 50 otages (uniquement des femmes et des enfants) en plusieurs phases est esquissé, en échange de 150 prisonniers palestiniens et quatre jours de trêve.
Tel Aviv estime que ce n'est pas assez et demande davantage d'otages, sans succès. De leur côté, les autorités de Gaza exigent cinq jours de trêve au lieu de quatre. Une demande qui est également refusée.
Finalement, après six heures de débats, le gouvernement de Benjamin Netanyahu accepte le mercredi 22 novembre les termes de ce premier cessez-le-feu.
Le Qatar ou "la diplomatie du chéquier"
Au cours des discussions autour de cet accord, que les parties espèrent renouvelable pour la libération d'autres otages, le Qatar, petit émirat de 2,7 millions d'habitants et d'une superficie presque quatre fois inférieure à celle de la Suisse (11'586 km2), s'est révélé être un acteur diplomatique majeur, voire incontournable.
Pendant plusieurs décennies, c'est pourtant l'Egypte qui faisait office de médiateur en chef traditionnel entre Gaza et les gouvernements israéliens successifs. Cette fois-ci, Le Caire a bien participé aux différentes tractations mais il a en quelque sorte été relégué à l'arrière-plan, Doha étant l'intermédiaire quasi-exclusif du Hamas.
Le rôle de l'émirat dans le conflit israélo-palestinien n'est toutefois pas nouveau. Sa première réelle contribution diplomatique remonte sans doute à 2006, lorsqu'il tente de relancer des négociations sur un gouvernement d'union nationale entre les factions palestiniennes rivales du Fatah et du Hamas.
Avant cela et sous la pression des Etats-Unis, le Qatar avait accepté en 1996 que Tel Aviv ouvre "un bureau des intérêts commerciaux" israéliens à Doha et même imaginé un projet gazier le reliant à la Jordanie et à Tel Aviv. Celui-ci sera finalement abandonné après la première élection de Benjamin Netanyahu à la tête de l'Etat hébreu la même année.
Mais c'est surtout l'arrivée au pouvoir du Hamas à Gaza en 2007 qui établit l'importance grandissante de l'acteur qatari. Le Hamas puise en effet ses origines dans la branche palestinienne des Frères musulmans. Cette confrérie islamiste est depuis des décennies considérée comme terroriste par plusieurs puissances régionales importantes, notamment l'Egypte, l'Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis. A contrario, Doha se montre depuis les années 2000 bienveillant envers ce mouvement, à tel point qu'il les soutient ouvertement au cours des révoltes du Printemps arabe.
Le rapprochement avec le Hamas est d'autant plus naturel que le mouvement palestinien est sponsorisé par l'Iran, grand rival du Royaume saoudien et des Emirats arabes unis, mais avec lequel Doha entretient des rapports beaucoup moins conflictuels.
En 2012, alors qu'Israël intervient militairement dans la bande de Gaza, le Qatar autorise la création d'un bureau politique du Hamas à Doha. Le même qui est aujourd'hui encore opérationnel et qui permet des échanges diplomatiques avec les leaders du groupe restés dans l'enclave palestinienne.
Cette aide diplomatique mais aussi logistique et financière, l'émirat la fournit avec l'autorisation de Washington, mais également celle de Tel Aviv. "Pendant la plupart des gouvernements Netanyahu (...) il y avait ce fameux avion qui venait plein de dollars depuis Doha et qui allait à l'aéroport Ben Gourion (à Tel Aviv, ndlr). Le Mossad escortait ensuite les jeeps pleines de billets jusqu'au poste-frontière d'Erez, celui qui a été désactivé par la Hamas lors de son attaque du 7 octobre. Ensuite, les services égyptiens prenaient le relais jusqu'au QG du Hamas à Gaza", rappelle dans une interview accordée à LCI Gilles Kepel, politologue et spécialiste du monde arabe.
Selon les estimations, le petit émirat, très riche grâce à ses ressources gazières, allouait une rente de 30 millions de dollars mensuelle destinée notamment aux salaires des fonctionnaires, à l'électricité ou encore au carburant.
"Une diplomatie du chéquier", selon Gilles Kepel, qui s'est retournée contre Israël. "C'était la manière de ne pas faire exploser la cocotte minute et donc Netanyahu a joué avec le feu dans cette affaire", explique l'expert.
Un feu vert américain presque toujours indispensable
Au-delà de ses facilités financières, le Qatar a surtout réussi à avoir une position diplomatique unique parce qu'il traite avec tout le monde. Officiels iraniens, saoudiens, égyptiens ou encore palestiniens n'hésitent pas à se rendre à Doha, car ils savent qu'ils y seront écoutés.
Les puissances occidentales sont elles aussi accueillies fréquemment dans l'émirat pour différents pourparlers. Le petit Etat parvient alors souvent à leur rendre des services considérables. Il s'est par exemple révélé crucial en 2021 lors de l'évacuation des Etats-Unis d'Afghanistan, accueillant sur son sol de nombreux citoyens américains mais garantissant également leur sécurité en Afghanistan, via des accords avec le nouveau pouvoir taliban à Kaboul.
En 2013, le Qatar avait aussi joué un rôle dans la libération d'une enseignante suisse enlevée au Yémen. Plus récemment, Doha est intervenu auprès de l'Iran pour la libération d'Américains mais aussi d'un humanitaire belge détenu par Téhéran.
>> Lire à ce propos : Libération d'un humanitaire belge détenu en Iran depuis plus d'une année et Un échange de prisonniers entre l'Iran et les Etats-Unis confirmé par Téhéran
Le Qatar a ainsi acquis une expertise considérable dans la libération d'otages. Il se montre prêt à traiter avec des groupes terroristes et à payer des rançons quand cela s'avère nécessaire. Pour les spécialistes, l'émirat voit sans doute cette diplomatie de "l'équidistance" comme protectrice pour ses propres intérêts, car elle lui permet de ne se mettre à dos aucun acteur.
Dans d'autres cas, les gains sont plus concrets. Ainsi, pour la libération de l'otage belge, le Qatar aurait obtenu que Bruxelles abandonne les poursuites contre Ali bin Samikh al-Marri, ministre qatari du Travail, soupçonné de corruption dans le "Qatargate", l'affaire qui a ébranlé le Parlement européen en 2022, a révélé la RTBF.
Mais si l'émirat joue bel et bien une carte diplomatique singulière sur la scène internationale, la plupart de ses initiatives se font en accord avec les Etats-Unis, rappelle Georges Malbrunot, journaliste français spécialiste du Moyen-Orient et du conflit israélo-palestinien dans une analyse pour le Figaro.
Le Qatar accueille en effet Al-Udeid, la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient, capable d'héberger plus de 10'000 soldats américains. Doha a donc avec Washington un important partenariat sécuritaire. Il est aussi un gros client de l'industrie de défense des Etats-Unis. En 2022, le président Joe Biden avait qualifié le Qatar comme "un allié majeur" des Etats-Unis "en dehors de l'Otan".
En d'autres termes, la création d'un bureau politique du Hamas en 2012 à Doha, mais aussi celle d'une représentation talibane dès 2013, n'aurait pas été possible sans l'aval de Washington.
Dans le cas du Hamas, Doha "est un intermédiaire très commode pour les Occidentaux (...) car s'ils négocient, on les accuse de compromission et s'ils refusent, on les accuse d'insensibilité au sort des otages. On assiste donc à un jeu de dupes qui leur permet de sauver les apparences tout en cherchant à obtenir des libérations", résume Etienne Dignat, chercheur au Centre de recherches internationales.
La moins pire des solutions
Aux Etats-Unis et en Europe, certaines voix se sont toutefois élevées pour critiquer l'accueil de dirigeants du Hamas dans la capitale qatarie. L'image de leaders d'un groupe qualifié de terroriste se promenant librement dans la luxueuse ville de Doha agace.
Dans une tournée diplomatique dans la semaine qui a suivi l'attaque du Hamas en Israël, Antony Blinken a déclaré aux pays du Golfe qu'il ne pouvait plus y avoir de "statu quo" avec le groupe palestinien. Présent à l'ONU à la fin du mois d'octobre, Eli Cohen, ministre israélien des Affaires étrangères, a également poussé le Qatar a en faire plus: "Le Qatar, qui finance et héberge les dirigeants du Hamas, pourrait influencer et permettre la libération immédiate et inconditionnelle des otages détenus par les terroristes. C’est exactement ce que vous, membres de la communauté internationale, devriez exiger du Qatar", a-t-il dit.
Un jour plus tard pourtant, il était contredit sur X par Tzachi Hanegbi, président du Conseil national de sécurité israélien. "Je suis heureux de dire que le Qatar est en train de devenir un acteur essentiel dans la facilitation des solutions humanitaires. Les efforts diplomatiques du Qatar sont cruciaux en ce moment", pouvait-on lire.
Aux yeux de la plupart des politiciens et analystes, les liens du Qatar avec le Hamas restent absolument essentiels, du moins tant que le mouvement dirige la bande de Gaza. Il s'agit de la moins pire des solutions. En effet, la fermeture du bureau à Doha pourrait pousser les dirigeants du groupe en Iran ou dans le sud du Liban, auprès du Hezbollah, où Américains et Israéliens n'auraient plus du tout les mêmes leviers de pression.
Tristan Hertig