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Raphaël Glucksmann: "La guerre ne vise pas simplement l'Etat ukrainien mais la construction européenne en tant que telle"

Raphaël Glucksmann, député européen (groupe Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates). [AFP - Martin Bertrand / Hans Lucas]
Vers un nouveau "contrat européen" ? / Tout un monde / 13 min. / le 4 décembre 2023
Hongrie, Slovaquie, Pays-Bas, Italie, mais aussi France ou encore Allemagne. Un peu partout en Europe, des mouvements conservateurs, voire nationalistes et identitaires, accèdent au pouvoir ou s'en approchent. Quelles conséquences pour le continent et l'Union européenne? Raphaël Glucksmann, eurodéputé socialiste français, a répondu lundi aux questions de l'émission Tout un monde.

RTSinfo: Ces mouvements nationalistes ne sont pas forcément alignés sur tous les sujets mais tous mettent au défi l'Union européenne sur sa raison d'être, sa cohésion ou sa politique internationale. Un nouveau "contrat européen" est-il en train de se dessiner?

Raphaël Glucksmann: On assiste à une vague de fond dont il serait absolument stupide de minorer l'importance. Il y a une remise en cause extrêmement ferme de l'Union européenne telle qu'elle fonctionne, de l'Etat de droit, des orientations géopolitiques aussi. Dans l'ensemble des démocraties occidentales, il y a une vague identitaire qui vise à renverser la table et c'est extrêmement dangereux.

On est à un moment de l'histoire qui peut être un moment de bascule, et ça arrive au pire moment, alors que l'Union doit faire face déjà à des crises géopolitiques majeures, au retour de la guerre sur le continent, au défi climatique, qui est sans doute le défi le plus important depuis des décennies. Nous sommes dans une situation où vraiment, chacun doit s'interroger sur l'avenir de la démocratie.

On a laissé s'éroder la conscience de la fragilité de la démocratie et la nécessité de la cultiver

Raphaël Glucksmann, eurodéputé socialiste français

Mais n'y a-t-il pas une sorte de principe de réalité auxquels même ces partis ne peuvent échapper? En France, la sortie de l'Union européenne n'est plus dans le programme de Marine Le Pen. Aux Pays-Bas, Geert Wilders doit adoucir son discours pour former une coalition.

Je ne crois pas au principe de réalité de gens qui sont élus sur une dynamique populiste qui vise à remettre en cause la construction européenne dans son essence même.

Ces gens, je les vois au Parlement européen, je vois leur attitude. Je vois leur refus de soutenir le moindre texte qui affirme la solidarité européenne à l'égard de l'Ukraine, y compris à travers les livraisons d'armes ou la solidarité financière. Je vois que dans le discours, ils sont moins Poutine et moins Frexit (pour la sortie de la France de l'UE, ndlr) qu'avant. Mais dans la réalité, à chaque fois qu'on veut renforcer la sécurité et la souveraineté européenne, affirmer la puissance de l'Europe dans un monde de plus en plus dangereux, ils œuvrent contre les intérêts européens.

Bien sûr, ils n'affichent plus leur proximité avec 'le Parrain' qu'a été pendant très longtemps Vladimir Poutine à leur égard. Mais en réalité, tout cela n'a pas changé et nous assistons vraiment à un affrontement politique, idéologique et géopolitique massif. (...) moi, je ne crois pas à la modération par l'approche du pouvoir.

>> Revoir dans le 19h30 le portrait de Geert Wilders, grand gagnant des législatives néerlandaises :

Geert Wilders, grand gagnant des élections législatives néerlandaises, a triomphé grâce à un discours populiste et islamophobe. Portrait
Geert Wilders, grand gagnant des élections législatives néerlandaises, a triomphé grâce à un discours populiste et islamophobe. Portrait / 19h30 / 2 min. / le 23 novembre 2023

Vous citez Vladimir Poutine. Depuis longtemps, vous alertez sur ses velléités de démanteler l'Europe ou de la déstabiliser. Mais est-ce que l'Europe n'y parvient pas elle-même toute seule?

Nous avons des sociétés qui sont divisées. Vladimir Poutine ne crée pas toutes les plaies qui perturbent notre vie démocratique, évidemment. Par contre, il a du sel à foison qu'il pose sur ces plaies (...) Il ne crée pas les problèmes, mais il les exploite, les aggrave, les accentue.

Et pourquoi fait-il cela? Pour montrer que la démocratie, c'est le chaos. Pour montrer que les institutions européennes ne fonctionnent pas, pour montrer que l'UE est un projet voué au démantèlement et à la déconstruction (...) c'est une véritable guerre hybride que nous mène le régime russe depuis longtemps, bien avant l'invasion totale de l'Ukraine.

Dans l'UE, on débat beaucoup de sujets importants comme la migration, l'aide à l'Ukraine ou encore la réindustrialisation, mais très peu de démocratie. Pourquoi?

Parce qu'on est devenu des démocrates par habitude, par inertie, par héritage. On a perdu le sens de ce qu'est réellement la démocratie. La démocratie n'est pas un phénomène naturel. C'est une construction historique, idéologique et politique. Et si on ne la nourrit pas par le débat, par l'investissement et par l'engagement, elle s'effiloche et s'effondre.

Alexandre Douguine, un philosophe ultranationaliste russe, père de l'idéologie du pouvoir poutinien, a écrit un texte absolument magistral à la chute de l'URSS. (...) Alors que l'empire soviétique s'effondre, il explique que c'est le premier jour du déclin des démocratie occidentales, car elles ne vont plus se vivre comme un projet idéologique mais comme étant aussi naturelles que l'air qu'on respire et qu'à partir de ce moment-là, elles perdront leur raison d'être.

C'est un moment extrêmement dangereux. Celui du délitement, de l'érosion et aussi de ce sentiment d'impuissance, partagé de plus en plus en Europe

Raphaël Glucksmann, eurodéputé socialiste français

On a donc laissé s'éroder la conscience de la fragilité de la démocratie et la nécessité de la cultiver. On l'a considérée comme un fait acquis. On s'en rend compte lorsqu'on occulte le désengagement des citoyens européens de la vie publique. Or si ce désengagement se poursuit, la fragilité des démocraties va s'accroître et elles s'effondreront de l'intérieur sans même qu'une guerre ou une invasion étrangère soit nécessaire.

C'est donc un moment extrêmement dangereux. Celui du délitement, de l'érosion et aussi de ce sentiment d'impuissance, partagé de plus en plus en Europe. C'est pour ça que chaque opportunité, chaque campagne doit être l'occasion d'un grand débat sur l'avenir des démocraties européennes.

Vous évoquez le désengagement des citoyens. L'UE s'est construite après la Deuxième Guerre mondiale sur l'idée du "plus jamais ça". Est-ce que la raison d'être de la construction européenne résonne encore? Ne faudrait-il pas inventer autre chose pour remobiliser?

On ne peut pas construire un projet politique de manière durable sur la seule mémoire. Ce n'est pas parce qu'il y a eu la guerre et le génocide en Europe il y a des décennies qu'on peut porter l'Europe.

Par contre, ce "plus jamais ça", cette idée que l'Union européenne est la condition pour la paix sur le continent, reste valable à l'heure où on se parle. Aujourd'hui, on a la guerre sur le continent européen et ce qui est visé, ce n'est pas simplement l'Etat ukrainien mais la construction européenne en tant que telle, nos démocraties. Et donc le projet européen lui-même se trouve légitimé par les menaces qui pèsent sur lui.

On ne peut plus faire de l'Europe le cheval de Troie de la mondialisation

Raphaël Glucksmann, eurodéputé socialiste français

De la même manière, quand on prend au sérieux la question climatique, la perspective d'un effondrement écologique (...) on comprend immédiatement aussi la raison d'être de l'UE. Si nous voulons lutter contre cet effondrement, engager une transformation radicale de nos modes de production et de consommation, on ne peut le faire qu'à l'échelle européenne, car c'est la seule façon d'avoir un poids dans ce monde.

On ne peut plus faire de l'Europe le cheval de Troie de la mondialisation. On doit devenir un espace protecteur, changer nos politiques commerciales, faire émerger des champions industriels européens, montrer que le Pacte vert européen qui a structuré notre mandat est aussi un projet de réindustrialisation, que ça va être un accroissement d'autonomie et de puissance pour les citoyens européens et pas simplement des normes supplémentaires.

Certains, comme les électeurs de Geert Wilders aux Pays-Bas par exemple, vous répondront que non, la réponse se trouve dans la nation et pas dans l'UE.

Mais que pèsent les Pays-Bas aujourd'hui dans le monde pour reprendre le pouvoir par exemple, face aux multinationales? Que pèsent les Pays-Bas aujourd'hui seuls dans le monde, s'il s'agit même de défendre ce qu'ils prétendent défendre, c'est-à-dire la civilisation européenne contre des menaces exogènes? Rien.

Aujourd'hui, la seule manière de rester acteur de ce monde, de pouvoir maîtriser un tout petit peu notre destin, c'est en renforçant l'échelle européenne, en dotant l'espace européen d'une forme de souveraineté politique.

L'UE ne doit plus seulement être un marché, mais une puissance qui assume des principes et des intérêts communs à long terme. Donc tous ces gens qui prônent la souveraineté nationale contre le projet européen, alors qu'on peut concilier les deux, font le jeu des puissances extérieures qui cherchent à amoindrir nos pays et à lutter contre nos intérêts et nos principes.

C'est un immense paradoxe qui n'est pas assez souvent soulevé. Voir tous ces gens qui décernent aux uns et aux autres des brevets de patriotisme et qui nous traitent de collabos à Bruxelles parce que nous portons l'idéal européen (...) alors que ces gens se sont mis sur plus d'une décennie au service d'une tyrannie étrangère (La Russie, ndlr) qui luttait activement contre nos souverainetés nationales.

Il y a donc une forme de trahison ultime dans ces extrêmes droites nationalistes européennes, parce qu'en réalité elles participent à l'affaiblissement de l'ensemble de nos nations.

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Tristan Hertig

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