Anne Deysine: "S'il est élu, Trump va mettre des pions à tous les endroits pivots des Etats-Unis"

Quand on scrute l'histoire des Etats-Unis, la peur du risque autoritaire hante les récits des pères fondateurs qui, fraîchement libérés de la tutelle du roi d'Angleterre, ont érigé des institutions pour protéger le pays contre toute dérive tyrannique. Mais alors, d'où vient cette inquiétude quant à l'avenir de la démocratie américaine? N'a-t-elle pas au fond prouvé l'efficacité de ses mécanismes de défense à travers le temps?

Pour Anne Deysine, professeure d'université et spécialiste du droit américain, le fédéralisme, qui partage les pouvoirs de manière horizontale entre les Etats, et le "Checks and Balances", qui sépare verticalement les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, continuent à fonctionner pour l'instant.

La spécialiste estime toutefois que ces mécanismes ont été affaiblis au cours du mandat de Donald Trump, et même avant cela. La présidence, qui représente le pouvoir exécutif, a gagné en importance et est de moins en moins contrôlée par le législateur.

Des juridictions fragilisées

Pour celle qui a publié en 2019 aux éditions L'Harmattan un livre intitulé "Les Etats-Unis et la Démocratie", le système américain a tenu bon pendant la présidence Trump.

"Nous nous sommes rendu compte durant cette présidence que le système fonctionne grâce à beaucoup de règles qui ne sont pas écrites, grâce à des traditions. Et Trump les a foulées aux pieds. C'est-à-dire que même lorsqu'il y avait une loi, même lorsque la Constitution interdisait un acte, il y allait. Mais les juridictions ont résisté", explique-t-elle.

Cette résistance n'est toutefois pas acquise, selon la spécialiste, et Donald Trump se serait même évertué à l'affaiblir. "Il a réussi à nommer trois juges à la Cour suprême, mais également 250 juges dans les juridictions fédérales. On voit bien actuellement dans le combat entre l'administration Biden et les républicains que lorsque c'est un juge nommé par Trump en première instance qui doit statuer sur un décret de l'administration Biden, il a tendance à l'invalider", fait-elle remarquer.

Ces gens-là, leur priorité ne sera pas de respecter la Constitution et les institutions mais de faire ce que dit Trump

"On va revenir à l'époque du Maccarthysme"

Avec des juridictions affaiblies et surtout un Donald Trump mieux préparé, un second mandat du républicain pourrait être de nature très différente. D'après Anne Deysine, s'il revient au pouvoir, il saura placer des gens qui lui sont totalement dévoués là où il faut: "Trump va mettre des pions à tous les endroits pivots des États-Unis."

La situation sera donc, selon cette experte, bien différente que lors de son premier passage à la Maison Blanche. "La première fois, il y avait autour de lui ces personnes qu'on appelait les adultes (...) des généraux qui le calmaient, des responsables qui parfois cachaient des papiers pour qu'il oublie, qui se débrouillaient pour que ses initiatives les plus contraires aux valeurs des Etats-Unis ne soient pas prises", juge-t-elle.

S'il est élu, il va y avoir des manifestations gigantesques (...) et là, Trump a dit qu'il invoquerait la loi sur l'insurrection

"Mais cette fois, il a bien dit qu'il serait entouré des plus fidèles. Il est d'ailleurs en train de les rassembler, en particulier tous ceux qu'il a graciés et qui sont en train de faire campagne pour lui et qui feront partie du cercle rapproché. Ces gens-là, leur priorité ne sera pas de respecter la Constitution et les institutions, mais de faire ce que dit Trump. C'est donc une première barrière qui va tomber", ajoute-t-elle.

Anne Deysine prédit même une instrumentalisation massive du Département de la justice qui servira "l'esprit de rancoeur, de vengeance et de représailles" de Donald Trump. "Il va faire en sorte que le Département de la justice lance des poursuites contre tous les gens qui se sont opposés à lui (...) les démocrates, les membres de la Commission du 6 janvier, ceux qui ont voté ses diverses mises en accusation (...) On va revenir à l'époque du Maccarthysme, ce qui n'est quand même pas très loin des régimes autoritaires", juge-t-elle.

Utilisation de la force

S'il venait à être élu une nouvelle fois à la présidence des Etats-Unis, Donald Trump pourrait même ne pas hésiter à utiliser la force, d'après Anne Deysine.

"S'il est élu, il va y avoir des manifestations gigantesques, comme il y avait eu la manifestation des femmes le lendemain de son élection en 2016. Et là, Trump a dit qu'il invoquerait la loi sur l'insurrection, c'est-à-dire demander aux troupes de mater - il n'y a pas d'autre terme - des manifestations pacifiques, qui sont l'emblème de la liberté d'expression du premier amendement et donc des valeurs de l'Amérique", prédit-elle.

A cela s'ajoute des leviers pour entraver, voire empêcher des enquêtes et des procédures qui le concernent. "Un Département de la justice à ses ordres les arrêtera. Quand l'action a lieu dans un Etat, comme c'est le cas en Géorgie, là, il ne pourra rien faire car le droit de grâce ne s'applique pas, mais il faudra sans doute attendre quatre ans avant que l'action en justice reprenne", estime-t-elle.

La spécialiste du droit américain juge donc le danger pour les institutions américaines réel et la possibilité d'une "dérive autoritaire" avérée.

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Tristan Hertig