Depuis le 7 octobre, près de 18'000 Palestiniens et Palestiniennes de la bande de Gaza, dont plus de deux tiers de femmes et de mineurs, ont été tués par l'armée israélienne dans des bombardements, selon le dernier bilan du ministère de la Santé du Hamas.
Si les inquiétudes face aux risques encourus par les civils grandissent fortement- y compris chez les alliés d'Israël - et que les appels au cessez-le-feu se multiplient, l'Etat hébreu continue de bombarder intensivement la région assiégée, en proie à une situation humanitaire catastrophique décrite comme une "hécatombe" par l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens.
Les forces armées israéliennes s'appuient sur une technologie de pointe et font notamment usage de l'intelligence artificielle (IA) pour leurs opérations militaires. Une enquête des médias israélo-palestiniens indépendants +972 Magazine et Local Call, corroborée et complétée par le quotidien britannique The Guardian, montre comment Israël utilise en ce moment, dans sa guerre contre le Hamas à Gaza, un système de création de cibles piloté par l'intelligence artificielle.
>> Le suivi de la situation à Gaza : Les frappes israéliennes s'intensifient dans le sud de la bande de Gaza
L'IA au sein d'une division spéciale
Nommé "Habsora" ("The Gospel" en anglais, ou "L'Evangile" en français), ce programme détecte et produit des recommandations automatisées pour attaquer des cibles "à un rythme rapide", selon les déclarations mêmes de l'armée israélienne sur son site internet. Plusieurs sources actuelles et anciennes du renseignement israélien connaissant le programme ont affirmé à +972 Magazine et Local Call que celui-ci a notamment été utilisé pour viser les habitations privées de membres présumés du Hamas et du Djihad islamique palestinien.
Ce n'est pas la première fois qu'Israël exploite l'intelligence artificielle sur la base de l'apprentissage automatique dans des manoeuvres militaires à Gaza. En 2021, après l'opération "Gardien des murs" qui a duré onze jours et fait plus de 250 morts côté palestinien et une douzaine côté israélien, les forces armées de l'Etat hébreu se targuaient déjà de leur "première guerre à l'intelligence artificielle", rapporte The Guardian.
L'armée possède une division dédiée à la génération de cibles via l'IA depuis 2019. Dans un entretien avec le site d'informations israélien Ynet, Aviv Kochavi, chef d'état-major jusqu'en janvier dernier, a déclaré que cette unité comprenait "des centaines d'officiers et de soldats". Selon l'ancien responsable, l'intelligence artificielle utilisée par cette division a permis de générer 100 cibles par jour à Gaza lors de la guerre de mai 2021, contre 50 cibles par an auparavant.
>> Lire aussi : Au check-point d'Hébron, Israël teste un fusil qui utilise l'intelligence artificielle
Les données utilisées par les systèmes d'aide à la décision pour le ciblage basés sur l'IA, comme "Habsora", ne sont pas officiellement connues. Selon The Guardian, les experts estiment que ces programmes analysent des informations du renseignement israélien provenant de diverses sources, telles que des images de drones, des communications interceptées ou des données tirées de la surveillance des mouvements d'individus.
Rien n'est dû au hasard. Lorsqu'une fillette de 3 ans est tuée dans une maison à Gaza, c'est parce que quelqu'un dans l'armée a décidé que c'était le prix à payer pour atteindre une cible
Des civils tués "intentionnellement"
Ces systèmes semblent expliquer le rythme et l'intensité, aujourd'hui sans précédent, des frappes israéliennes. D'anciens officiers du renseignement interrogés par +972 Magazine et Local Call, critiques de "Habsora", assimilent le programme à une "usine d'assassinats de masse" dans laquelle "l'accent est mis sur la quantité et non sur la qualité".
En raison de l'utilisation de l'intelligence artificielle, le bilan des civils palestiniens tués et considérés comme dommages collatéraux lors d'une attaque visant à tuer un seul haut commandant militaire ennemi serait passé de dizaines de morts à des centaines de victimes, relatent les médias israélo-palestiniens.
D'après les témoignages récoltés sous couvert d'anonymat par ces sites d'information et par The Guardian, le système "Habsora" permet de calculer de façon précise le nombre de civils susceptibles d'être tués en cas de frappe sur une cible, par exemple la maison privée d'une personne identifiée comme un membre du Hamas ou du Djihad islamique. Ce nombre serait par ailleurs "connu à l'avance des unités de renseignement de l'armée" avant le lancement d'une attaque.
Une source interrogée dans l'enquête affirme ainsi que "rien n'est dû au hasard". "Lorsqu'une fillette de 3 ans est tuée dans une maison à Gaza, c'est parce que quelqu'un dans l'armée a décidé que ce n'était pas grave qu'elle soit tuée, que c'était le prix à payer pour atteindre une cible. Nous ne sommes pas le Hamas, ce ne sont pas des missiles tirés aléatoirement. Tout est intentionnel. Nous savons exactement combien de dommages collatéraux il y a dans chaque maison."
Une réduction des risques remise en question
De son côté, l'armée israélienne réfute les accusations d'attaques meurtrières délibérées et massives contre les civils palestiniens. "Avant une frappe sur un bâtiment, nous utilisons un algorithme pour évaluer le nombre de civils restants, qui nous donne un signal vert, jaune ou rouge, comme un feu de circulation", a déclaré un ancien militaire de haut rang au Guardian, assurant que cet outil est "très précis".
Les experts en intelligence artificielle interrogés par le quotidien britannique se montrent toutefois sceptiques quant aux affirmations sur la capacité des systèmes basés sur l'IA à générer un ciblage plus précis et à réduire les dommages causés sur les civils. Certains soulignent également l'impact visible et indéniable des frappes israéliennes sur la bande de Gaza, en partie rasée par les bombardements intensifs.
Les propres chiffres de l'armée israélienne traduisent en outre le rythme accéléré de ces bombardements et interrogent sur les précautions prises pour éviter des victimes civiles. En novembre, l'institution faisait état dans un communiqué de "15'000 cibles touchées" durant les 35 premiers jours de guerre depuis le 7 octobre, un chiffre considérablement plus haut que lors d'opérations militaires précédentes.
Isabel Ares