Les hommes de la mafia sicilienne, entre toute-puissance et fragilité, témoigne un fils de mafieux
Dans "A casa di cosa nostra" - la mafia dans l'intimité des familles aux Editions La Bussola - Nino Rizzo brise le tabou de l'omertà. Il raconte son parcours personnel et comment il a refusé ce lourd héritage. Son livre courageux, intelligent et sensible ouvre les portes de l'intimité familiale où se joue aussi le système mafieux. Notamment sur le rôle essentiel des femmes, "clé de voûte du système", insiste Nino Rizzo, qui vit à Genève depuis 50 ans.
Le cinéma montre des hommes forts, puissants, virils, sûrs que leur vérité triomphe et que leur loi est la seule qui compte. Avec son regard de psychanalyste, mais aussi de fils, Nino Rizzo dresse un portrait moins glorieux. Cette force et cette puissance constituent le masque social des mafieux. Il les décrit comme vulnérables et fragiles sur le plan psychique, socialement borderline et psychologiquement pervers. Ces hommes, raconte encore le psychanalyste, craignent davantage un effondrement psychique que la mort.
Le rôle des femmes
Figures souvent invisibles, les femmes jouent pourtant un rôle central au sein de la mafia sicilienne. Elles ont notamment la responsabilité de transmettre les valeurs de Cosa Nostra: l'omertà, la loi du père, le secret, une loyauté sans faille.
Il y a quelque chose de vrai qui est montré dans ces films hollywoodiens, c'est le côté fascinant de ces hommes
"Les femmes adhèrent tacitement, admirativement à ces valeurs", explique Nino Rizzo. Car ces hommes fascinent. "Il y a quelque chose de vrai qui est montré dans ces films hollywoodiens, c'est le côté fascinant de ces hommes. Ce sont des hommes tout puissants, et souvent, très chaleureux, affectueux, tendres. Il y a tout ça. Ce n'est pas une histoire de film, ça c'est vrai. Mais il y a une autre face, qui en général n'est pas montrée. Toute la fragilité humaine de ces hommes."
Cette fragilité, c'est dans la famille biologique qu'elle s'exprime. Et les femmes en sont les témoins. "Leur premier rôle", rappelle le psychanalyste, c'est "un rôle équilibrant vis-à-vis de leur mari". Et il ajoute "équilibre mortifère". Les mafieux ont besoin, précise-t-il ,"d'avoir une oreille qui écoute, qui ne pose pas de question, qui ne juge pas et qui permet donc à ces hommes de se délester de contenus affectifs, émotionnels, insoutenables".
Le courage de dire non
Les femmes savent, "elles sont complices", insiste encore Nino Rizzo, mais elles se taisent. "Ce n'est même pas pensable qu'elles puissent parler. Elles le savent, et c'est tout". Parler, briser la dure loi de l'omertà, c'est aussi risquer sa vie. Elles sont soumises et paradoxalement puissantes.
Les mères décident si un fils va suivre le chemin de la mafia du père ou non
Dire non à la loi du père, certaines osent, prêtes à protéger leurs fils de ce lourd héritage mafieux. "Elles décident si un fils va suivre le chemin de la mafia du père ou non. Car si la femme n'est pas d'accord, l'enfant ne fera pas partie de la famille mafieuse", détaille Nino Rizzo, persuadé que le déclin de la mafia sicilienne passera par les femmes. Un déclin qui passe aussi par l'éducation des jeunes générations. Certaines mères collaborent avec la justice pour éloigner les enfants du père mafieux. Cette pratique porte ses fruits, elle est "réparatrice", précise Nino Rizzo.
Tendresse et violence
C'est une équation impossible et douloureuse. Depuis son enfance, Nino Rizzo est hanté par une question existentielle: comment ces hommes capables de tendresse paternelle peuvent-ils aussi tuer de sang-froid, commanditer un assassinat, un attentat sans état d'âme. Avec froideur.
La publication de son livre est aussi un acte réparateur pour Nino Rizzo. Il a parcouru seul le long chemin de la prise de distance, de la réflexion, du refus de l'héritage mafieux dans le silence, sans le soutien de sa famille. Et c'est en exil à Genève où il vit depuis 1971 qu'il a pu le faire. Aujourd'hui psychanalyste et psychothérapeute renommé, il raconte son parcours, son héritage avec courage. Le besoin était vital. Il savait qu'un jour il écrirait pour raconter et briser le silence. "C'était les paroles ou la vie".
Le courage personnel
Les femmes qui disent non à la loi du père et les fils qui refusent l'héritage mafieux sont encore une minorité courageuse. Comme psychanalyste, Nino Rizzo reconnaît l'importance du courage personnel qui peut faire place "à un courage civique, c'est-à-dire à une prise de conscience du rôle citoyen. Mais au début, il y a pour les femmes ce besoin de sauver la vie de l'enfant, fils de mafieux, de sauver sa propre vie. Ultérieurement peut se rajouter une conscience civique avec un engagement". Avec un espoir de changement de mentalité et un Etat qui ne cède rien face à la mafia.
L'aveu de Nino Rizzo est un acte fort. Il brise le silence, refuse toute loyauté mafieuse. Sa famille ne comprend pas ce besoin de "jeter de la boue sur sa famille et sa ville". Elle refuse tout dialogue. Le silence et la loyauté sont sacrés.
Mais Nino Rizzo est pourtant optimiste. "Le changement, je l'ai déjà vécu, je le vis avec moi-même donc je sais que c'est possible. Maintenant, il faudrait un changement plus collectif. Mais pour cela, il faut du temps". En écrivant le livre, c'est aux jeunes générations qu'il a pensé.
Manuela Salvi/asch