"Je ne dois pas survivre, mais vivre", témoigne une mère ukrainienne qui a perdu son fils sur le front
La plupart des soldats ukrainiens sont des civils. Il y a encore deux ans, ils avaient une vie tout à fait normale. Mais à présent, on ne revient que morts ou blessés du front. Mais même s'il y a la mort, il y a aussi la puissance de la vie, comme le démontrent toutes les femmes rencontrées par la correspondante de la RTS à Kiev Maurine Mercier.
Yulia, 38 ans, et sa fille Solomia, 4 ans, sont dans un parc d'attractions de la capitale. Sur des grandes tables en bois, des dizaines d'autres enfants et de mères. De loin, on jurerait qu'il s'agit d'un goûter d'anniversaire.
"Tous ces enfants, ce sont les enfants de nos héros. Leur père ou leur mère se sont battus pour notre liberté, pour libérer notre pays. Ils sont soit morts, soit faits prisonniers, ou ils ont disparu. C'est un groupe de bénévoles qui organise ce genre d'événements pour les enfants, pour les soutenir, pour leur montrer que la vie continue", explique Yulia, interrogée lundi dans l'émission Tout un monde. Son compagnon, le père de Solomia, est mort il y a quelques mois au combat. Il était infirmier soldat.
Elles sont ainsi des milliers, touchées de plein fouet par la guerre. Toutes jeunes, elles combattent désormais chacune à leur manière, à l'image d'Arina, 25 ans: "Mon mari a été fait prisonnier. Durant sa captivité, les Russes l'ont tué. Ils lui ont arraché la moitié de la tête. Qu'est-ce que je peux dire de plus, bordel? Bon, il faut que je m'exprime correctement."
Quand j'étais plus jeune, je pensais qu'avoir un mari ou un petit ami soldat, c'était tellement romantique. Aujourd'hui, je me rends compte que ce n'est pas romantique du tout
Arina raconte que son mari Sergueï, 37 ans, faisait partie des derniers combattants de Marioupol. Son corps déchiqueté a finalement été rapatrié. Quatorze mois plus tard, la dépouille de son mari est toujours à la morgue. L'administration n'a toujours pas délivré de certificat de décès en bonne et due forme.
"Je n'ai toujours pas le document qui atteste de son décès, donc officiellement il est toujours en vie. Quand je leur demande pourquoi cela prend autant de temps, ils me répondent que c'est la guerre, qu'il y a énormément de morts, qu'il faut attendre. Quand j'étais plus jeune, je pensais qu'avoir un mari ou un petit ami soldat, c'était tellement romantique. Aujourd'hui, je me rends compte que ce n'est pas romantique du tout. Je crois que j'aurais préféré, comme mon amie, avoir un enfant de lui. Parce qu'aujourd'hui, ma maison est en territoire occupé par l'armée russe. Sergueï est mort. Je n'ai plus que mes souvenirs. La vie me serait probablement moins difficile si j'avais un enfant et ainsi un peu de Sergueï".
Prendre soin de soi...
Yulia également doit se battre contre l'administration. Sur le front dans le Donbass depuis 2015, son compagnon Bogdan n'a pas pris le temps de reconnaître sa fille formellement.
"Je suis comme une mère célibataire. On ne peut prétendre à aucune aide du gouvernement. On doit d'abord prouver qu'elle est sa fille". Yulia mène sa bataille à sa manière, en brandissant ses ongles manucurés. Parce que résister lorsqu'on est une femme ukrainienne en pleine guerre, c'est prendre soin de soi, vivre envers et contre tout.
"On dirait que la manucure est dans notre sang. Je suis toujours manucurée, peu importe le contexte. Peut-être que c'est pour nous une forme de protection."
Ici, vous ne savez pas si vous serez toujours en vie demain. Vous ne pouvez pas prévoir où le missile tombera
"Les femmes doivent tout faire pour rester belles, peu importe les circonstances", explique Natalia, gérante d'un salon de beauté à Dnipro, ville du centre-est de l'Ukraine. "Tout ce qu'elles avaient tendance à reporter, elles le font désormais pour elles-même bien sûr, mais aussi pour motiver leurs hommes qui sont sur la ligne de front. En fait, elles veulent être belles et vivre chaque jour comme si c'était le dernier."
"Avec la guerre, nous avons toutes commencé à envisager nos vies différemment", explique Hana, 31 ans. "Tous ceux qui ne vivent pas dans un pays en guerre auront du mal à nous comprendre et c'est difficile pour nous à expliquer. Mais on a souffert, on a pleuré. Au bout d'un moment, nous n'avons plus la force de pleurer. Alors on a décidé de nous amuser, de vivre, de nous apporter de la beauté, de recommencer à faire tout ce que nous faisions avant la guerre."
Si on meurt, on veut mourir beautiful!
"Parce qu'ici, vous ne savez pas si vous serez toujours en vie demain. Vous ne pouvez pas prévoir où le missile tombera. Vous ne savez pas si votre quartier sera toujours intact demain. Franchement, personne ne veut mourir en ayant l'air moche. Si on meurt, on veut mourir beautiful! On est nombreuses à penser ainsi. Les lèvres, la peau, tout doit être parfait, au cas où."
... Et surtout vivre
"Je dois être forte parce que mon fils est un héros. Je ne dois pas survivre, mais vivre pour que mon fils de là-haut me voie et soit fière de moi", explique encore une mère qui a perdu son fils à la guerre. Elle se recueille devant la célèbre cathédrale Sainte-Sophie, où des dizaines de portraits de militaires décédés au front sont exposés.
Une autre femme qui vient voir la photo de son mari tapote sur son téléphone. Sur l'écran apparaît la traduction. "Nous, femmes ukrainiennes, nous sommes des silex."
De son côté, Alina tente de survivre avec sa fille Lilia, 9 ans, qui pense à son père, constamment sur le front. Elle aimerait lui parler par téléphone, mais "j'ai peur pour lui. J'ai peur de le déconcentrer en lui envoyant des messages alors qu'il est en train de tirer, que ça le déconcentre au mauvais moment. Et qu'il se fasse..." Lilia mime avec sa main un pistolet sur la tempe de son père. En fait, elle ne le sait pas, mais il est mort depuis plusieurs mois. Sa mère n'a pas trouvé le courage de le lui annoncer.
Je veux que tous ces 140 millions de bâtards meurent. Ils m'ont volé ce que j'avais de plus précieux
"Lorsqu'il est parti se battre, ça a été très dur pour elle. Après 15 mois, il a eu une permission d'une journée. Nous l'avons tous vu. Et le lendemain, de retour sur le front vers midi, il a été tué. Je n'ai pas su quoi faire. J'ai confié ma fille à sa grand-mère pour qu'elle ne voie pas l'état dans lequel j'étais. J'ai fait une dépression nerveuse, puis j'ai eu un micro accident vasculaire cérébral."
Alina est passé de la tristesse abyssale à la colère. Elle a voulu d'abord devenir sniper pour se venger. "Je veux que tous ces 140 millions de bâtards meurent. J'ai perdu tant de proches. Ils m'ont volé ce que j'avais de plus précieux."
Aujourd'hui, entourée de ses amis, Alina se reconstruit. Elle sait combien sa fille a besoin d'elle. Alors, plutôt que de rejoindre l'armée, elle a décidé de travailler dans un hangar où les militaires viennent s'équiper de vêtements, de drones. Tout le matériel est récolté à l'étranger, souvent grâce à la diaspora. Au milieu du matériel militaire, elle chante avec un ami ce qui jamais avant la guerre ne les avait fait vibrer aussi fort: l'hymne national.
Reportage radio: Maurine Mercier
Réalisation: Fabrice Araldi, Jean Berset et Patrick Chaboudez
Adaptation web: France-Anne Landry