La fabrique des "filles faciles": une enquête sur la violence sexiste dans une banlieue française
La journaliste de Charlie Hebdo s'est plongée durant un an sur les lieux du drame, à Creil, pour en tirer ce livre qui, à travers le cas de Shaïna, évoque plus largement les violences sexistes et sexuelles vécues par les adolescentes dans les quartiers populaires.
Il souligne aussi que le féminicide de cette jeune adolescente n'est pas un simple fait divers, mais un fait de société. Agressée et violée à l'âge de 13 ans, elle n'avait pas été prise réellement au sérieux par la police et les experts et avait ensuite hérité d'une réputation de "fille facile", propagée par ses agresseurs, favorisée par le sentiment d'impunité, qui a mené in fine à son assassinat.
"C'est sa réputation qui a conduit le meurtrier à vouloir sortir avec elle, tout en la méprisant", explique Laure Daussy dans La Matinale de mercredi. "Et une fois qu'elle a été enceinte de lui, il a préféré l'assassiner pour privilégier, en quelque sorte, sa propre réputation."
La réputation, bras armé du contrôle masculin
La réputation, c'est précisément ce qui va structurer les témoignages présents dans le livre de la journaliste française. "Cette réputation de 'fille facile' est une sorte d'épée de Damoclès au-dessus de beaucoup d'adolescentes, de Creil comme d'autres quartiers populaires. Elles doivent respecter tout un tas d'interdits ou de règles tacites", comme renoncer à porter des vêtements courts, à s'afficher en public avec un garçon ou même à s'asseoir à la terrasse d'un café, expose-t-elle.
La réputation devient ainsi un outil de contrôle, un outil parfois favorisé par un islam rigoriste qui sert de prétexte. Ainsi, dans le livre, l'imam de la Grande mosquée de Creil juge par exemple que "la jupe est un interdit religieux". "C'est son interprétation à lui, d'autres ne disent pas la même chose. Mais toujours est-il qu'à cet endroit-là, cet imam propage un rigorisme religieux qui est utilisé par les garçons pour contrôler les filles" et qui "autorise quelque part certains garçons à se comporter de la sorte".
"Fracture" dans l'accès à #MeToo
Au cours de son enquête, Laure Daussy dit aussi avoir été très étonnée de constater que certaines femmes ou filles, dans les quartiers populaires, n'avaient "jamais entendu parler" du mouvement #MeToo et de la libération de la parole qui a pu en découler. D'après le Baromètre Sexisme 2023 du Haut Conseil français à l'Egalité (HCE), tel est le cas de 14% de la population en France. "Ce qui n'est pas anodin!", souligne-t-elle.
"Je pense que ça doit nous interpeller sur le fait qu'il y a une fracture dans la société. En tant que journalistes, on peut penser que tout le monde a eu accès à de l'information sur ce sujet. Or, un certain nombre de personnes n'y ont pas eu accès", poursuit-elle, soulignant le rôle nécessaire des associations et des journalistes dans l'accès à ces informations et "l'accès au combat féministe".
La journaliste se dit toutefois heureuse des retours sur son travail: "Je suis retournée près de Creil pour parler de mon livre. Un certain nombre de personnes sont venues et ont pris la parole, elles débattaient et échangeaient entre elles. J'étais vraiment ravie et j'espère que ça va se poursuivre."
Un contexte sensible
Elle se dit enfin consciente du danger de récupération par l'extrême-droite et de stigmatisation lorsque l'on évoque spécifiquement le sexisme dans les banlieues. Une critique qui lui a d'ailleurs déjà été adressée par certaines associations féministes.
"Je pense que mon livre ne peut pas être instrumentalisé par le Rassemblement national, qui est loin d'être féministe. Et je pense qu'il ne faut pas abandonner ces adolescentes. C'est la pire chose à leur faire. Par ailleurs, je dis aussi que les violences faites aux femmes sont partout, dans tous les milieux sociaux. Mais justement, il faut parler de tout, de toutes les violences faites aux femmes, où qu'elles soient."
Propos recueillis par Yann Amedro
Texte web: Pierrik Jordan