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Les "valeurs traditionnelles" au centre de la rhétorique du régime en Russie

Les "valeurs traditionnelles" au centre de la rhétorique du régime en Russie. [Keystone - Gavrill Grigorov / Sputnik / Kremlin]
Le pouvoir russe impose ses "valeurs traditionnelles" / Tout un monde / 9 min. / le 9 janvier 2024
Droit à l'avortement menacé, répression des personnes LGBTQI+, le pouvoir en Russie opère un tournant conservateur toujours plus marqué. L'année 2024 a été déclarée par Vladimir Poutine "année de la famille". Récemment, une soirée dans une boîte de nuit moscovite où des célébrités se sont rendues à peine vêtues a suscité l’indignation et la réprobation des autorités.

Fin novembre, le président russe incitait les femmes russes à mettre au monde sept ou huit enfants. Une rhétorique conservatrice amenée à s'intensifier en cette période de campagne électorale, en vue de la présidentielle de mars prochain. Mais cette idéologie autour des "valeurs traditionnelles" n'est pas une constante chez Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir. C'est surtout lors de son troisième mandat, dès 2012, que ce tournant conservateur s'est opéré.

Lors du mandat de Dmitri Medvedev (2008-2012), il y avait déjà eu un certain rapprochement entre l'Eglise et le pouvoir, dans des domaines comme l'éducation ou l'armée. Mais avant cela, l'Etat russe avait d'autres priorités: "Jusqu'en 2007-2008, les autorités russes se préoccupaient avant tout de la stabilité économique. Puis Vladimir Poutine a commencé à dire que la Russie était enfin sortie du gouffre économique dans lequel elle s'était retrouvée pendant la période de transition des années 90 et qu'elle avait résolu les problèmes de bien-être de base", note l'historienne Marina Simakova dans l'émission Tout un monde de la RTS.

Une souveraineté culturelle

C'est aussi pour des raisons géopolitiques que le Kremlin investit, alors, cette question des valeurs. A l'échelle mondiale, le pouvoir russe ne voulait plus uniquement apparaître comme un Etat exportateur de matières premières, mais également avoir une influence à d'autres niveaux. "Pour cela, il lui fallait trouver un langage qui lui serait propre [...] Un objectif que j'appelle "la souveraineté culturelle": une recherche d'identité, différente de la culture globale", précise l'historienne.

Pendant de longues années, les autorités russes ont utilisé le terme de "valeurs traditionnelles" sans le définir précisément. Ce n'est qu'à l'automne 2022 que le président Vladimir Poutine publie un décret sur ce sujet, où il liste toute une série de valeurs: la vie, la dignité, le patriotisme ou encore une famille forte.

"L'un des points les plus intéressants dans cette énumération, c'est l'idée de la priorité du spirituel sur le matériel. Il s'agit de la valeur centrale autour de laquelle tourne toute cette idéologie", poursuit Marina Simakova. Cela dessine une continuité avec les dernières décennies de l'URSS, où l'idée d'une spiritualité laïque primant sur les questions matérielles était bien présente malgré le fait qu'il s'agisse d'un Etat athée.

Lutte contre un Occident "décadent"

Alexandre Soljenitsyne est l'une des personnalités qui aurait beaucoup influencé Vladimir Poutine: "On le voit dans la sympathie que Poutine a témoignée envers l'écrivain. Il emprunte parfois directement ses idées, ce sont les idées de Soljenitsyne à la fin de sa vie, lorsqu'il était revenu en Russie après des années d'exil aux Etats-Unis et qu'il s'était mis à critiquer l'Occident et sa culture de la consommation, et qu'il se plaçait en défenseur d'une spiritualité russe spécifique", détaille aussi Marina Simakova.

La guerre actuelle que la Russie mène en Ukraine - et par extension contre l'Occident - se joue également sur le terrain des valeurs, il ne s'agit plus uniquement d'un affrontement politique ou économique. Contre un Occident qualifié de "décadent", Moscou dit mener une guerre défensive.

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Se placer en garant des valeurs traditionnelles confère par ailleurs à Moscou un pouvoir d'attraction auprès de populations de ce que l'on appelle le "Sud global", en Afrique, en Amérique latine ou en Asie. Récemment, la Russie a annoncé vouloir créer une alternative au concours de l'Eurovision, qui se ferait avec des pays "partageant les valeurs morales de la Russie".

Appels à restreindre le droit à l'IVG

Ce discours conservateur des autorités russes entraîne des conséquences directes pour la population. Depuis plusieurs mois, par exemple, des personnalités publiques questionnent la liberté des femmes en matière de reproduction. Maria Vedunova, docteure en biologie, affirmait dans une interview que l'humanité avait commis une "énorme erreur" en donnant aux femmes la possibilité de recevoir une éducation.

"Lorsqu'on donne aux femmes l'éducation, nous introduisons un nouveau point de vue sur le monde, de nouvelles opportunités, une multitude de tâches et ça l'éloigne de la famille. Qui donnera alors naissance aux enfants et prendra soin d'eux? [...] C'est la mort de notre culture, de notre civilisation", a-t-elle déclaré.

Des paroles qui tranchent avec la réalité. En 1920, l'URSS a été le premier pays au monde à autoriser l'avortement, un droit qui sera ensuite retiré pendant une vingtaine d'années. Jusqu'en 2012, la Russie possède l'une des lois les plus libérales en la matière, même si à la suite de pressions des mouvements anti-avortement, deux restrictions sont inscrites dans la loi cette même année.

"Il s'agit du droit du médecin à refuser de pratiquer un avortement si cela est contraire à ses convictions ainsi que l'introduction d'un délai de réflexion pour la patiente. Il n'est plus possible d'avorter le jour même où l'on s'adresse au médecin", explique Liubov Erofeeva, gynécologue à Moscou et experte en santé publique et reproductive.

>> Réécouter le sujet de RTSreligion sur le patriarche russe Kirill et l'avortement :

Le président russe Vladimir Poutine et le Patriarche orthodoxe russe Cyrille de Moscou et de toute les Russies lors d'un fête nationaliste russe d'origine tsariste, le 4 novembre 2023. [Keystone/EPA - Gavriil Grigorov/Kremlin]Keystone/EPA - Gavriil Grigorov/Kremlin
RTSreligion - Le patriarche russe Cyrille veut interdire les avortements / Chronique de RTSreligion / 2 min. / le 21 décembre 2023

Des avortements plus pratiqués dans le privé

Mais des représentants du mouvement conservateur en Russie veulent aller beaucoup plus loin: accord du mari pour avorter, obligation d'écouter le battement de coeur du foetus, voire interdiction de "l'incitation à l'avortement", comme le préconise le patriarche Kirill.

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Des députés veulent par ailleurs interdire les IVG dans les cliniques privées. Certaines cliniques, visiblement apeurées, ont pris les devants et ont renoncé à effectuer des interruptions de grossesse. Liubov Erofeeva confirme que cela a notamment été le cas de quatre cliniques dans la péninsule de Crimée.

Dans une Russie qui perd chaque année des habitants, les militants "pro-vie" brandissent des arguments démographiques. Or, les études montrent qu'interdire l'avortement ne pousse généralement pas les femmes à faire davantage d'enfants, précise Liubov Erofeeva. "Aujourd'hui, les femmes russes sont des esprits libres. L'idée d'avoir beaucoup d'enfants est merveilleuse, surtout quand l'homme de la famille est un oligarque ou une personne très riche. Mais quand il s'agit d'une famille ordinaire, dans un petit appartement qui n'augmentera pas avec le nombre d'enfants, c'est différent."

L'impact de la guerre en Ukraine

Dans le contexte de guerre, certains clichés font leur retour, notamment l'idée que les hommes doivent se rendre au front pour défendre la patrie et que la tâche principale des femmes consisterait à mettre au monde de futurs soldats. Dans les villes russes, des affiches contre l'IVG montrent la photo d'un foetus à côté de celle d'un homme en tenue de soldat, avec les mots suivants: "Défends-moi aujourd'hui et je pourrai te défendre demain".

Une affiche contre l'avortement du mouvement russe "Pour la vie".
Une affiche contre l'avortement du mouvement russe "Pour la vie".

Fin décembre, une soirée de la jet-set moscovite, avec des participants à peine vêtus diffusant les images de la fête sur les réseaux sociaux, a suscité la réprobation d'une partie de l'opinion publique et des autorités. La soirée avait pour mot d'ordre "presque nu". "Organiser une telle soirée est cynique au moment où nos hommes meurent sur le front", a déclaré Ekaterina Mizulina, fille de députée et personnalité publique très active dans la dénonciation de toute personne opposée à la guerre en Ukraine.

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L'organisatrice de la soirée, une ex-présentatrice de télévision très suivie sur les réseaux sociaux, et des participants ont publié des vidéos d'excuses après cette soirée jugée "amorale". Certains d'entre eux ont été déprogrammés des télévisions d'Etat où ils devaient se produire à l'occasion du Nouvel An. Le rappeur russe Vasio, vêtu uniquement d'une chaussette lors de cette soirée, a été condamné à 15 jours de détention pour "propagande homosexuelle" et "hooliganisme". Le propriétaire de la boîte de nuit où l'événement a eu lieu s'est quant à lui empressé, à l'occasion du Noël orthodoxe le 7 janvier dernier, de montrer son respect pour l'Eglise.

Isabelle Cornaz

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Des atteintes violentes aux droits LGBTQI+

En Russie, les personnes LGBTQI+ sont les principales victimes de ces politiques ultra-conservatrices du pouvoir. Ce mercredi 10 janvier entre en vigueur une décision de la Cour suprême de Russie qualifiant d'extrémiste "le mouvement international LGBT", prise en novembre dernier. Les audiences ayant été classées secrètes, on ne sait pas encore ce qui sera considéré, dans la pratique, comme extrémiste, passible de 10 ans de prison.

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"Rien que de parler des questions LGBT de manière non négative ou porter le symbole arc-en-ciel pourrait être de l'extrémisme", redoute Evelina Chayka, activiste russe au sein de l'association Equal PostOst. "Les organisations de défenses des droits LGBT qui menaient jusqu'à présent un travail de manière ouverte en Russie ont fermé dans la précipitation et les équipes sont parties. Un travail souterrain continuera d'être mené, mais il représente un très grand risque."

>> Les précisions :

Les droits des personnes transgenres en Russie sont menacés. [AFP - Valya Egorshin / NurPhoto]AFP - Valya Egorshin / NurPhoto
En Russie, une décision de justice pour les personnes LGBTQI+ entre en vigueur / La Matinale / 2 min. / le 10 janvier 2024

En décembre, des descentes policières ont eu lieu dans plusieurs clubs LGBTQI+ de la capitale russe et les données des clients ont été enregistrées par les forces de l'ordre. "Il y a même eu le cas de parents d'une personne trans qui ont déclaré à la police que leur enfant était extrémiste. Elle a été emmenée au poste. Nous avons pu envoyer un avocat pour qu'elle soit libérée et l'avons aidée à quitter la Russie le soir-même", raconte Evelina Chayka, qui dit recevoir un très grand nombre de demandes d'aide de personnes LGBTQI+ souhaitant quitter le pays.

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Elle ajoute qu'en prison, le risque de maltraitance des personnes de cette communauté par des codétenus ou des membres de l'administration pénitentiaire est plus élevé que chez les autres prisonniers.

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