Dans l'ombre de l'intervention israélienne dans la bande de Gaza après les attaques terroristes du Hamas sur son sol le 7 octobre dernier, les échanges de tirs entre le Hezbollah et l'armée israélienne ont été constants: roquettes guidées, obus d'artillerie, attaques de drones ou multiples incursions de l'aviation israélienne.
Il s'agit de la plus grande escalade depuis la guerre du Liban de 2006. Si les combats ont fait relativement peu de morts en un peu plus de trois mois, 190 côté libanais et une quinzaine côté israélien, ils ont tout de même poussé plusieurs dizaines de milliers de personnes à évacuer, des deux côtés de la frontière.
Malgré les tensions, les deux parties ne semblaient jusqu'à récemment pas prêtes à aller plus loin. Cette situation, au vu de récentes déclarations de certains officiels israéliens mais aussi et surtout d'une campagne d'assassinats ciblés qui a été jusqu'à toucher Beyrouth, pourrait changer.
Ecarter le danger de la frontière
Le 25 décembre dernier, Sayeed Reza Mousavi, général iranien et l'un des chefs des gardiens de la Révolution, est mort à Damas dans une frappe attribuée à Israël. Le 2 janvier, c'est Saleh Al-Arouri, numéro deux du Hamas, qui est tué dans la banlieue de Beyrouth. Six jours plus tard enfin, Wissam Tawli, l'un des chefs de Radwan, une force militaire d'élite du Hezbollah, est neutralisé à son tour au Liban par Israël, à une dizaine de kilomètres de la frontière.
L'attaque visant le sud de Beyrouth est sans doute celle qui montre le plus un changement de paradigme côté israélien. En visant directement le bastion du Hezbollah, Tel Aviv a, pour la première fois depuis 2006, enfreint "les règles tacites" qui le liait avec le parti pro-iranien. Une situation qui fait dire aux experts que la volonté de durcissement du conflit est bien le fait de l'Etat hébreu avant tout.
"Hassan Nasrallah (Secrétaire général du Hezbollah, ndlr) a été assez pondéré jusqu'à maintenant (...) ses discours marquaient clairement que le Hezbollah ne voulait pas rentrer dans cette guerre qui concernait Gaza. Il y avait bien sûr des frappes, mais dans des zones où il y a toujours eu des frappes (…) là, j'ai l'impression que c'est Israël qui veut cette escalade, alors que tous les pays la craignent", résume au micro de LCI Dominique Trinquand, général français et spécialiste des relations internationales.
Certaines déclarations d'officiels israéliens vont en tout cas dans ce sens. Conseiller israélien à la sécurité nationale, Tzachi Hanegebi a par exemple déclaré au mois de décembre que pour empêcher qu'une version plus meurtrière des attentats du 7 octobre ne se déroule dans le nord du pays, Israël pourrait devoir entrer en guerre contre le Hezbollah, si la solution diplomatique ne fonctionne pas.
"Nous ne pouvons plus accepter que la force Radwan du Hezbollah reste à la frontière. Nous ne pouvons plus accepter que la résolution 1701 ne soit pas appliquée", a-t-il détaillé.
L'officiel israélien fait ici référence à une résolution onusienne adoptée à la fin de la guerre de 2006. Cette dernière prévoit le retrait du Hezbollah et de tous les groupes armés entre le fleuve Litani et la frontière libano-israélienne, ce qui les repousserait à 25 kilomètres du territoire israélien.
Dimanche, le contre-amiral Daniel Hagari, porte-parole en chef de l'armée israélienne, a confirmé que l'un des "objectifs" de ces actions au Liban était d'éloigner la force Radwan de la frontière.
Or aucune solution n'a pour l'instant été trouvée. Depuis 2006, le mouvement chiite est implanté dans la zone d'opérations de la FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban) et le long de la "Ligne bleue", la frontière de facto entre le Liban et Israël. Au cours des dernières années, il y a notamment érigé des avant-postes militaires, qui ont fréquemment été la cible de frappes israéliennes.
Une médiation américaine est en cours sur la délimitation de la frontière terrestre entre les deux pays mais elle n'a pour l'instant pas abouti. Pour certains analystes, malgré sa position officielle, Israël serait prêt à faire des concessions, en demandant par exemple à ce qu'une zone tampon de cinq kilomètres soit créée entre les premières positions du Hezbollah et la frontière sud du Liban.
Cibler des hauts dignitaires du Hezbollah dans des frappes pourrait par ailleurs être un moyen de se donner du temps, avant une éventuelle opération de plus grande envergure, en espérant qu'une solution soit trouvée dans l'intervalle.
Interviewé dans le quotidien Le Monde, Bilal Saab, expert du mouvement Hezbollah au sein du cercle de réflexion britannique Chatham House, juge que ces frappes ciblées vont pousser le Hezbollah à se questionner sur lui-même et sur sa faiblesse face au renseignement israélien "dont les capacités ont augmenté depuis l'échec du 7 octobre".
Un enjeu politique pour Benjamin Netanyahu
Reconnu pendant de nombreuses années comme le "Monsieur Sécurité" du pays, le Premier ministre Benjamin Netanyahu n'en finit plus de baisser dans les sondages depuis l'attaque dévastatrice du Hamas, qui a mis en évidence les failles de l'appareil sécuritaire et des renseignements israéliens.
Dans une enquête d'opinion datant du 2 janvier, seuls 15% des Israéliens et Israéliennes se disent désormais favorables au maintien du Premier ministre au pouvoir à la fin de la guerre.
Une fin de guerre précoce à Gaza pourrait rapidement mettre un terme à la carrière politique de Benjamin Netanyahu. Se relancer dans une opération militaire, même limitée, dans le sud de Liban, pourrait donc, selon plusieurs experts, être un moyen de prolonger sa survie politique, en espérant que des résultats tangibles dopent sa cote de popularité.
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A cela s'ajoute la pression directe d'habitants et de responsables du nord d'Israël qui demandent très frontalement à Benjamin Netanyahu de les protéger du Hezbollah et de faire en sorte que les personnes évacuées puissent rentrer chez elles en toute sécurité.
La victoire impossible?
Si une incursion militaire dans le sud du Liban semble donc possible, une guerre totale avec Israël n'est souhaitée nulle part. Grand parrain du Hezbollah, la République islamique d'Iran ne veut sans doute pas voir le mouvement chiite, qui reste sa principale arme de dissuasion face à Tel Aviv, être détruit pour la cause palestinienne.
Pour le Hezbollah lui-même, une nouvelle guerre au Liban serait extrêmement impopulaire alors que le pays traverse déjà une crise politique et économique majeure. "Le Hezbollah doit réaffirmer sa capacité de dissuasion tout en prenant en compte un contexte local: les Libanais ne veulent pas être entraînés dans une guerre", résume Anthony Samrani, rédacteur en chef adjoint de L'Orient-Le Jour, grand quotidien francophone libanais.
Pour Israël, c'est l'opposition de Washington qui a évidemment le plus de poids. Le Secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a évoqué mercredi le risque de "métastase" du conflit au Moyen-Orient, appelant urgemment à des solutions diplomatiques. Plus globalement, un élargissement du conflit au Liban pourrait avoir des répercussions sur l'administration Biden, si l'appareil militaire américain devait y participer, alors que l'année de la présidentielle débute et que les forces américaines ont déjà été contraintes à frapper des positions au Yémen.
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Mais la grande interrogation est surtout de savoir si Israël aurait tout simplement les moyens de ses ambitions. Selon une récente évaluation confidentielle de l'Agence du renseignement de la Défense américaine (DIA) révélée par le Washington Post, l'armée de l'Etat hébreu aurait des "difficultés" à remporter la victoire "en raison de la dispersion de ses moyens et ressources militaires sur plusieurs fronts".
"Le Hezbollah a acquis des capacités supplémentaires grâce à son long engagement dans la guerre civile syrienne et la technologie en drones et en roquettes de l'Iran", ajoute dans le New Arab Joshua Landis, directeur du Centre d'études sur le Moyen-Orient de l'Université d'Oklahoma.
Déjà malmenée dans la guerre de 2006, Tsahal devrait donc faire face à un Hezbollah beaucoup plus armé avec notamment des stocks largement suffisants pour submerger les multiples défenses antiaériennes d'Israël avec d'importants barrages de missiles, capables de cibler les infrastructures critiques de l'Etat hébreu.
En d'autres termes, une intervention terrestre massive d'Israël dans le sud du Liban serait sans doute extrêmement coûteuse.
Tristan Hertig