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Marine Turchi: "La présomption d'innocence n'empêche pas la parole"

En plus d'avoir été accusé par seize femmes de viols, agressions sexuelles ou violences sexistes, Gérard Depardieu a été filmé sexualisant une fille mineure. [Keystone/EPA - Guillaume Horcajuelo]
Y a-t-il un tribunal médiatique dans les affaires de violences sexuelles ? / Tout un monde / 9 min. / le 12 janvier 2024
Dans les affaires concernant des personnalités accusées de violences sexuelles, on entend souvent parler de "tribunal médiatique", qui ne respecterait pas la présomption d'innocence, comme récemment avec Gérard Depardieu. Reporter à Mediapart, Marine Turchi estime capital de différencier le travail journalistique de la justice.

Membre de Mediapart depuis sa création en 2008, Marine Turchi travaille depuis de nombreuses années sur les violences sexuelles. Elle a notamment publié plusieurs enquêtes qui ont eu un grand retentissement en France: de l'affaire Patrick Poivre d'Arvor au témoignage choc de l'actrice Adèle Haenel en passant plus récemment par le témoignage de treize femmes qui accusent Gérard Depardieu de violences sexuelles.

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Cette dernière enquête, publiée au printemps dernier, contient des accusations graves d'actes qui seraient survenus à différentes époques lors de divers tournages. Mais paradoxalement, c'est un reportage de l'émission Complément d'Enquête sur France 2, diffusé à la fin 2023, qui a véritablement lancé la polémique.

"Quand on a publié cette série de trois enquêtes au mois d'avril, on a eu énormément de réactions à l'étranger. En France, on en a parlé une journée et puis on est passé à autre chose. Il n'y a pas eu de grand débat (...) alors même qu'il y avait treize femmes et de nombreux témoins (...) cela m'interroge sur la capacité de la société en France à entendre la parole des femmes", explique vendredi Marine Turchi dans l'émission Tout un monde.

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Une vidéo diffusée affiche des comportements déplacés de l’acteur Gérard Depardieu
Une vidéo diffusée affiche des comportements déplacés de l’acteur Gérard Depardieu / 19h30 / 2 min. / le 10 décembre 2023

"Dans les images de Complément d'Enquête, on voit Gérard Depardieu avoir des propos obscènes également à l'égard d'une jeune fille mineure d'une dizaine d'années en train de faire du cheval. Et je crois qu'en France, on a une capacité plus grande à s'indigner d'entrée lorsqu'il s'agit d'enfants. C'est évidemment grave et tout à fait choquant, mais on n'a pas la même capacité quand il s'agit de femmes. Il y a une forme de résistance, de réticence", ajoute-t-elle.

"Le travail journalistique n'est pas celui de la justice"

Plus globalement, Marine Turchi estime important de souligner la différence entre le journalisme et la démarche pénale. "Le travail journalistique n'est pas celui de la justice", déclare-t-elle. "Le travail de la justice est de rendre déclaration de culpabilité ou non, de qualifier pénalement les faits, alors que notre travail est d'enquêter sur des faits qui sont d'intérêt public", ajoute-t-elle.

Le travail de la justice est de rendre déclaration de culpabilité ou non, de qualifier pénalement les faits, alors que notre travail est d'enquêter sur des faits d'intérêt public

Marine Turchi, journaliste à Mediapart

Pour la journaliste, il s'agit donc aussi de s'intéresser à des faits qui ne sont peut-être pas des crimes ou des délits au sens de la loi mais qui peuvent se révéler être des comportements inappropriés qui sont éthiquement ou déontologiquement problématiques et qui permettent "d'alimenter la conversation démocratique".

Des tentatives de "museler la parole"

Marine Turchi rappelle par ailleurs qu'il existe des leviers judiciaires et que les journalistes ne sont pas au-dessus des lois. Ils peuvent notamment être attaqués en diffamation.

Quant à l'expression "tribunal médiatique", elle estime qu'elle est souvent brandie pour tenter "de museler la parole" des journalistes. Une réalité qui s'applique aussi selon elle à ceux qui en appellent constamment à la présomption d'innocence avant de se prononcer.

La justice elle-même, durant les procédures, tout en respectant la présomption d'innocence, prend des mesures à titre conservatoire

Marine Turchi, journaliste à Mediapart

"La présomption d'innocence n'empêche pas la parole, elle n'est pas une assignation au silence", juge-t-elle. En ce sens, elle réfute aussi l'idée d'une cancel culture, qui ne respecterait pas cette présomption d'innocence quand, par exemple, on suspend de futures collaborations avec Gérard Depardieu, comme l'a annoncé France Télévisions.

"La justice elle-même, durant les procédures, tout en respectant la présomption d'innocence, prend des mesures à titre conservatoire. Elle empêche le mis en cause de quitter le territoire ou de rentrer par exemple en contact avec certaines personnes du dossier. Elle peut aussi l'empêcher, le temps de la procédure, d'exercer certaines professions ou d'être en contact avec de potentielles victimes", détaille-t-elle.

"Sur un tournage aussi, le producteur, s'il est saisi d'alertes de faits potentiels, est tenu d'agir pour assurer la protection de ses employés. Il est tenu d'appliquer un principe de précaution, ce qui ne porte pas atteinte à la présomption d'innocence", ajoute-t-elle.

"Des progrès ont été faits"

Il y a deux ans, la journaliste a par ailleurs décrit dans un livre ce qu'elle estime être les limites du système judiciaire face aux violences sexuelles, alors qu'en France 73% d'entre elles sont classées sans suite.

"Il n'y a pas 73% de menteuses. Donc la question, c'est comment on fait? Evidemment, il faut des preuves, mais est-ce qu'on va vraiment les chercher? Est-ce qu'on a assez de moyens dans les commissariats, les tribunaux, pour mener ces enquêtes et faire émerger éléments?", s'interroge-t-elle.

Marine Turchi estime toutefois que le mouvement MeToo a quand même engendré des changements bénéfiques au cours des dernières années. "Aujourd'hui, on essaie de faire mieux dans l'accueil policier des victimes, de former davantage les gendarmes, de ne plus refuser les plaintes. Il y a tout un tas de progrès qui ont eu lieu", conclut-elle.

>> Revoir le débat d'Infrarouge sur l'affaire Depardieu :

Faut-il effacer Gérard Depardieu ?
Faut-il effacer Gérard Depardieu ? / Infrarouge / 61 min. / le 10 janvier 2024

Propos recueillis par Isabelle Cornaz

Adaptation web: ther

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