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L’Ethiopie revendique un accès à la mer, au risque de déstabiliser la région

Vue générale du port de Berbera et de la ville de Bebera le 31 août 2021. L'opérateur portuaire DP World, basé à Dubaï, et le gouvernement du Somaliland ont ouvert un terminal à conteneurs dans le port de Berbera en juin 2021. [afp - Ed RAm]
L'Ethiopie veut un accès à la mer / Tout un monde / 5 min. / le 17 janvier 2024
Un accord entre l'Ethiopie et le Somaliland pour un accès à la mer Rouge par le port de Berbera indigne la Somalie et la communauté internationale. Cette revendication de longue date d'Addis-Abeba fait craindre un nouveau conflit à côté de l'une des routes maritimes les plus fréquentées du monde.

Tout part d'une revendication de longue date de l'Ethiopie, celle de retrouver un accès à la mer Rouge. Pour ce faire, le pays vient de signer, début janvier, un accord avec le Somaliland, qui lui ouvre les portes de l'un de ses ports, celui de Berbera, dans le très stratégique golfe d'Aden. Or, le Somaliland (qui a décrété son indépendance en 1991) n'est pas reconnu comme un Etat par la communauté internationale.

Ce traité ne tarde pas à provoquer un tollé en Somalie d'abord, qui considère le Somaliland comme une région séparatiste. Des protestations éclatent dans les rues de Mogadiscio, la capitale somalienne, pour dénoncer une "ingérence" et une "agression" de l'Ethiopie. L'Union africaine, la Ligue arabe, l'Union européenne, les Etats-Unis, la Turquie ou encore la Chine appellent aussi au respect de la souveraineté de la Somalie.

Vecteur d'instabilité

En concluant un tel accord, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed joue avec les nerfs de la communauté internationale, un an après la fin d'une guerre civile qui a fait jusqu'à 600'000 morts, selon les différentes estimations. D'autant que les relations entre la Somalie et l'Ethiopie ont été marquées par deux guerres déjà, dans les années 1960 et 1970. La Corne de l'Afrique compte parmi les régions du monde les plus fragiles et les plus exposées aux conflits, mais pour le chercheur indépendant, René Lefort, le déclenchement d'un nouveau conflit est peu probable.

Cette opération d'Abiy Ahmed est essentiellement une opération de politique intérieure, pour caresser l'opinion éthiopienne, en particulier nationaliste, dans le sens du poil

René Lefort, chercher indépendant et spécialiste de la région

"Cette opération d'Abiy Ahmed est essentiellement une opération de politique intérieure, pour caresser l'opinion éthiopienne, en particulier nationaliste, dans le sens du poil", analyse le spécialiste de la région, pour qui de nombreuses conditions ne sont pas encore réunies pour rendre ce port opérationnel pour l'Ethiopie. Les termes financiers de l'accord doivent être négociés et les infrastructures pour atteindre Berbera sont inexistantes.

De plus, la situation dans la région est "tellement mouvante qu'il est possible que le contexte dans lequel cet accord a été conclu aujourd'hui ne soit absolument pas valable demain pour le mettre en œuvre", avertit René Lefort. Plus qu'à un embrasement de la région, le chercheur s'attend à de nombreuses réactions et protestations. Mogadiscio appelle d'ailleurs à une manifestation qui pourrait réunir un million de personnes.

Un accès "vital" à la mer

La mer Rouge est une véritable autoroute marchande où transite le 12% du commerce mondial. Il n'est donc pas étonnant que l'Ethiopie, deuxième pays le plus peuplé du continent africain, souhaite retrouver un accès perdu en 1993, après l'indépendance de l'Erythrée.

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed lors de sa participation à un forum à Pékin, en Chine, le 16 octobre 2023. [afp - Ken Ishii]
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed lors de sa participation à un forum à Pékin, en Chine, le 16 octobre 2023. [afp - Ken Ishii]

Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed l'a longuement justifié dans un discours télévisé fleuve cet automne. En 45 minutes, cartes du monde à l'appui, il a comparé son pays, géant de la Corne de l'Afrique, à une "prison géographique", enclavée, contrairement à ses voisins, l'Erythrée, Djibouti, la Somalie ou le Kenya, qui ont tous pignon sur mer. Dans son allocution, Abiy Ahmed a affirmé qu'un accès à un port est "vital" pour l'économie de l'Ethiopie.

L'accord signé avec le Somaliland, qui lui garantit un accès au port de Berbera, présente ainsi un double avantage, explique le géographe François Guiziou, chargé de recherche au CNRS, basé au Havre. Le premier est d'ordre financier. "L'Ethiopie a un problème, c'est sa dépendance à Djibouti."

Aujourd'hui, plus de 90% de ses flux commerciaux y transitent, selon The Economist, et les frais portuaires et douaniers s'élèvent à 1,5 milliard de dollars par an. D'après François Guiziou, avec le Somaliland, l'Ethiopie serait parvenue à négocier un accord avec des frais limités.

Le deuxième avantage est d'ordre stratégique. Le grand opérateur mondial Dubaï Ports World s'est installé à Berbera, transformant cette base autrefois très modeste en un port "intégré régionalement et un corridor naturel", constate le géographe. En plus de services maritimes commerciaux, l'Ethiopie compte aussi installer dans ce port "une base navale permanente".

Turbulences en mer Rouge

Depuis la mi-novembre, il ne se passe plus une semaine sans une nouvelle attaque des rebelles yéménites houthis contre des navires commerciaux en mer Rouge et dans le golfe d'Aden, des actions qui marquent leur soutien, disent-ils, à la bande de Gaza.

>> Lire aussi : Nouvelles frappes américaines contre des positions houthies au Yémen et Comment les attaques en mer Rouge augmentent le prix du transport maritime

Les tensions entre l'Ethiopie et la Somalie ne sont pas directement liées à ce conflit, mais elles risquent de déstabiliser encore davantage une dynamique régionale compliquée avec des acteurs présents sur plusieurs terrains, selon David Rigoulet-Roze, chercheur à l'Institut français de relations internationales et stratégiques. Il mentionne les Emirats arabes unis implantés sur l'île de Socotra, dans le golfe d'Aden, et qui entretiennent des liens étroits avec l'Ethiopie. Ou encore l'Egypte qui a condamné l'accord en question, en raison du contentieux autour du méga-barrage éthiopien sur le Nil. "Il y a une articulation systémique qui suscite beaucoup d'inquiétudes", conclut celui qui est aussi rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques.

Si bien que les pays de l'Est de l'Afrique tiendront une réunion extraordinaire ce vendredi, en Ouganda, avec au menu les tensions entre l'Ethiopie et la Somalie.

>> Lire aussi : L'Ethiopie a terminé le remplissage de son mégabarrage sur le Nil

Julie Rausis

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