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Georges Nivat: "Nous sommes dans une période où l'inhumain reprend le dessus sur l'humain"

#Helvetica: Georges Nivat: professeur honoraire UniGe
#Helvetica: Georges Nivat: professeur honoraire UniGe / #Helvetica / 20 min. / le 20 janvier 2024
Ancien professeur à l'Université de Genève, auteur et traducteur, Georges Nivat est l'un des plus grands spécialistes du monde russe. Dans l'émission Helvetica, le traducteur des oeuvres d'Alexandre Soljenitsyne raconte notamment le choc qu'il a vécu lors de l'invasion en Ukraine.

Après une licence de russe à la Sorbonne, Georges Nivat est parti en 1956 à Moscou, au tout début du processus de déstalinisation. En 1960, il est expulsé d’URSS et n'y retournera que 12 ans plus tard.

Grand connaisseur de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne, Georges Nivat publie en 1980 un essai sur ce dissident du régime soviétique. Cet ouvrage, traduit en russe quelques années plus tard, est un succès et est vendu à près d’un million d’exemplaires dans la patrie de Tolstoï et Dostoïevski.

Cinquante ans après la publication de "L'Archipel du Goulag" par le prix Nobel de littérature 1970, Georges Nivat, 88 ans, sort un livre pour fêter cette date anniversaire. "C'est un énorme livre sur l'histoire de l'inhumain qu'a vécu Alexandre Soljenitsyne. Mais l'inhumain préexistait au Goulag et malheureusement, nous sommes dans une période où il reprend le dessus sur l'humain", analyse celui qui a été professeur de langue et de littérature russes à l'Université de Genève jusqu'en 2000.

"L'invasion en Ukraine? Un choc terrible"

Passionné dès son plus jeune âge par la Russie, Georges Nivat déclare dans l'émission Helvetica avoir vécu l'invasion en Ukraine comme un "choc terrible". "Cela m'a obligé à faire une sorte de mea culpa, parce que je ne l'ai pas vu arriver. Je ne pensais pas que c'était possible d'attaquer de cette façon sauvage un pays frère, avec autant de liens", concède-t-il, tout en avouant avoir perdu des amis après le début du conflit.

Je ne pensais pas que c'était possible d'attaquer de cette façon sauvage un pays frère, avec autant de liens

Georges Nivat

Le professeur honoraire de l'Université de Genève argue qu'il n'est plus possible aujourd'hui de raisonner comme si les territoires étaient des propriétés: "Ce sont les peuples qui doivent raisonner pour eux-mêmes et décider de leur avenir. Je pense que c'est une catastrophe pour la Russie."

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Plusieurs dissidents politiques russes actuels, comme Alexei Navalny ou Vladimir Kara-Mourza, ont récemment écopé de lourdes peines de prison. De quoi rappeler les sombres heures de l'histoire russe relatées par Alexandre Soljenitsyne dans plusieurs de ses oeuvres.

Mais pour Georges Nivat, le contexte est différent: "Les proportions numériques ne sont pas les mêmes pour l'instant. On parle ici de centaines de personnes et pas de millions (...) Mais la durée des peines est terrible. Donner 25 ans à Vladimir Kara-Mourza, je ne sais pas quel sens ça a? C'est fait pour faire peur et ça fonctionne."

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"Memorial a semé quelques bonnes graines"

Quelques députés de la Douma, le Parlement russe, ont proposé en janvier 2023 d'interdire "L'Archipel du Goulag" dans les écoles du pays, l'un d'eux abaissant ce livre au rang des oeuvres "qui sont des calomnies déguisées".

"Soljenitsyne en Russie, c'est un peu particulier. Le président Poutine lui a rendu une visite quand il a reçu le prix d'Etat. A l'époque, il avait été invité au Kremlin, mais avait répondu: 'Non, je préférerais que ce soit vous qui veniez chez moi. La photo de Vladimir Poutine chez Alexandre Soljenitsyne est un peu une sorte de talisman qui le protège, ce qui fait que les propositions à la Douma d'interdire son livre dans les écoles n'ont pas été suivies jusqu'à présent", explique Georges Nivat.

Vladimir Poutine avait rencontré Alexandre Soljenitsyne en 2007, une année avant sa mort, pour lui remettre un prix pour son oeuvre humanitaire. [keystone - Mikhail Klimentyev]
Vladimir Poutine avait rencontré Alexandre Soljenitsyne en 2007, une année avant sa mort, pour lui remettre un prix pour son oeuvre humanitaire. [keystone - Mikhail Klimentyev]

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En décembre 2021, l'ONG Memorial en Russie, qui documentait l'histoire du passé soviétique, est dissoute par la Cour suprême russe pour plusieurs violations de la loi sur les agents de l'étranger. Mais selon Georges Nivat, elle a eu le temps de faire des émules.

"Memorial complétait 'L'Archipel du Goulag' en organisant partout en Russie, dans les écoles, des exercices en chargeant les élèves de demander à leur famille s'ils ont été au goulag ou s'ils ont connu des gens qui y étaient allés. C'était une éducation et en même temps une espèce de petit exercice d'enquêteur qui a certainement semé quelques bonnes graines dans la Russie d'aujourd'hui... mais qui se cachent."

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Propos recueillis par Philippe Revaz

Adaptation web: Jérémie Favre

Georges Nivat, "L'Archipel du Goulag, cinquante ans après", aux éditions Fayard

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