Membres du mouvement "Puts’ domoï" ("retour à la maison" en russe), deux épouses de simples civils mobilisés sur le front ukrainien ont témoigné jeudi dans l'émission Tout un monde. Elles demandent le retour de leurs conjoints à la maison et souhaitent qu’il n’y ait pas de nouvelles vagues de mobilisation.
Ainsi, Maria Andreeva, 34 ans, n’imaginait pas que son mari, infirmier, pourrait se retrouver au cœur des combats: "Cela peut sembler naïf, mais à la télévision, on nous disait que les civils mobilisés serviraient à protéger les territoires conquis, qu'ils soulageraient l'armée professionnelle afin qu’elle puisse directement se consacrer aux combats", explique-t-elle.
Quand ils ont réalisé qu’ils devraient tuer (...), c’était déjà bien trop tard
"Nos hommes ont pensé: ma patrie a besoin de moi, on ne me forcera pas à faire des choses horribles, je ne serai qu'en deuxième ou en troisième ligne. Quand ils ont réalisé, excusez-moi, qu’ils devraient tuer des gens, c’était déjà bien trop tard", affirme-t-elle.
Son mari est toujours sur le front, depuis plus d’un an. Lors de courtes permissions, il peut voir leur fille de deux ans et demi. "A chaque fois qu’elle voit un homme sonner à la maison, un livreur par exemple, elle espère que ce sera son père", raconte Maria Andreeva. Elle supporte très mal le sacrifice demandé par les autorités et l’impact de cette situation sur la santé de sa fille: celle-ci souffre d’un retard dans l’apprentissage du langage depuis le départ de son père.
Chaque samedi, elles se rendent à la tombe du soldat inconnu
Une autre membre du groupe, qui s’appelle également Maria, âgée de 26 ans et vivant à Moscou, raconte que, dans son entourage, pratiquement personne n’a été touché par cette mobilisation. "Je n’en parle presque pas", dit-elle, "mes amis ne comprendraient pas", avant d’expliquer qu'elle est tombée dans une profonde dépression. Lors des courtes permissions de son mari, elle constate qu'il est devenu plus dur et qu'il boit davantage.
Ces femmes, issues de différentes régions de Russie, ont fait connaissance et s’organisent à travers des groupes sur les réseaux sociaux: "On y trouve surtout des épouses, dans une moindre mesure des mères et des sœurs. Je n’ai pas vu dans notre groupe de pères ou de frères de mobilisés", dit-elle.
Désormais, pour se faire entendre, certaines de ces femmes déposent chaque samedi des fleurs sur la tombe du soldat inconnu, devant les murs du Kremlin.
Combien de temps peut encore durer cette opération militaire? Peut-être 50 ans !
Leurs demandes de manifestations ont été rejetées par plusieurs villes, sous prétexte des "normes anti-Covid". Jusqu’à présent, seul un candidat à l’élection présidentielle, Boris Nadejdine, le plus critique à l’égard de la guerre, a accepté de les rencontrer.
"Pourtant, nous avons écrit des lettres, frappé à la porte des députés, de l’administration présidentielle, du ministère de la Défense, mais tous se renvoient la balle. On nous dit que les hommes seront au front jusqu’à la fin des circonstances pour lesquelles ils ont été appelés. Comment le comprendre? La fin de la mobilisation peut être décrétée plus tôt, mais si c’est la fin de l’opération militaire spéciale, alors combien de temps peut-elle encore durer? Peut-être 50 ans!", s'inquiète Maria.
Le conflit est dans une impasse, aucun des deux camps n’a clairement le dessus, (...) les gens continueront de périr, je n’en vois pas le sens.
Au sein de ces groupes d’épouses de mobilisés - il en existe plusieurs - on évite toute critique frontale de l’invasion russe, au risque d’être condamnées à plusieurs années de prison. "Au départ, lorsqu’on a commencé à s’organiser, on ne parlait pas de ce sujet. Certaines femmes étaient farouchement pour l’opération militaire spéciale, d’autres contre mais sans oser le dire, au risque d’être exclues de ces groupes de discussion, si elles se mettaient à critiquer le pouvoir", explique Maria. "On considérait que c’était risqué et c’est vrai." Maria souhaiterait simplement la fin des hostilités: "Je pense qu’il est temps de s’asseoir à la table des négociations, le conflit est dans une impasse. Technologiquement, aucun des deux camps n’a clairement le dessus, simplement les gens continueront de périr, sans arrêt, je n’en vois pas le sens."
Les pressions des autorités
Ces femmes et leurs actions gênent les autorités. Maria Andreeva décrit différents types d’intimidations: le ministère de la Défense a commencé par faire pression sur leurs maris, puis la semaine dernière, cinq membres du groupe ont reçu la visite des forces de l’ordre, qui ont tenté de les décourager de se rendre sur la tombe du soldat inconnu. Elles sont aussi la cible des propagandistes à la télévision: "Les médias proches du pouvoir ne parlent pas de nos actions, de nos demandes. Mais ils utilisent leurs ressources pour nous traiter d’agents de l’Otan ou de la CIA, de traîtres à la patrie", précise-t-elle.
Les médias utilisent leurs ressources pour nous traiter d’agents de l’Otan, de la CIA ou de traîtres à la patrie
Le chef de la commission de la Défense à la Douma a critiqué ces femmes, arguant que sous Staline, lorsque les nazis attaquaient l’URSS, les épouses des mobilisés n’auraient jamais osé demander le retour de leurs maris.
Maria Andreeva dénonce l’incohérence des autorités qui ont déclaré 2024 "année de la famille", pour promouvoir les valeurs conservatrices, sans toutefois permettre le retour de ces pères dans leur foyer: "De quelles valeurs familiales parle-t-on? De veuves? De mères seules attendant éternellement le retour de leur mari? C’est d’un tel cynisme!"
Depuis septembre 2022, 300'000 hommes russes ont été mobilisés, selon les autorités russes. Pour l’instant, Vladimir Poutine a écarté l’idée d’une nouvelle vague de mobilisation. Mais le pouvoir russe n’a pas fixé de date de retour pour les civils actifs sur le front.
Sujet radio: Isabelle Cornaz
Adaptation web: Miroslav Mares